LA CERISAIE (mise en scène A. Françon)
Le 17 mars 2009, Alain Françon a signé son dernier spectacle en tant que directeur du Théâtre national de la Colline, avant de céder la place à Stéphane Braunschweig, ancien directeur du Théâtre national de Strasbourg. En l'espace de douze années, il aura fait de cette institution l'un des fleurons de la création théâtrale en France. Pour cet ultime au revoir à son public, il a choisi une œuvre ultime : La Cerisaie, dernier chef-d'œuvre de Tchekhov, qui mourut en 1904, quatre mois après la création de la pièce au Théâtre d'Art, à Moscou.
Familier d'auteurs comme Edward Bond ou Michel Vinaver, Alain Françon l'est aussi du dramaturge russe. On n'a pas oublié ses mises en scène de La Mouette (1996), Ivanov (2004), Platonov (2005). Et déjà une Cerisaie à la fois lumineuse et crépusculaire en 1998, à la Comédie-Française. En revenant, onze ans plus tard, à cette pièce, c'est ce même sillon qu'Alain Françon creuse à nouveau. Mais plus profondément, jusqu'à atteindre l'essence même du théâtre de Tchekhov : la vie toute simple et toute crue qui court, frémissante, et qui se perd dans la fuite du temps impossible à retenir. Une vie que le metteur en scène donne à voir, à sentir, en écho aux propos de Tchekhov assurant avoir écrit une œuvre « légère » et « gaie » : « ma pièce n'est pas un drame mais une comédie, et par moments même une farce », insistait-il dans une lettre du 15 septembre 1903 adressée à Stanislavski.
Enchâssée dans une scénographie de Jacques Gabel inspirée des décors créés pour le Théâtre d'Art en 1904 (bel hommage à Stanislavski), la mise en scène d'Alain Françon réconcilie le vaudeville et le tragique, le sérieux apparent et le faussement futile, sur un rythme en progression permanente, chaque acte s'achevant sur une note d'intensité toujours plus forte. Sous l'effet des lumières de Joël Hourbeigt, passant du jour franc aux clairs-obscurs impalpables, l'atmosphère est tour à tour primesautière, grave, irréelle, poétique ou ludique, le temps de séquences et d'images débordant d'émotions fortes : un bal endiablé, une séance de tours de magie, une partie de campagne repeinte aux couleurs d'une toile de maître ou encore une échappée vers cette cerisaie à la blancheur irradiante qui se devine derrière les vitres...
Ce qui touche aussi et qui émeut, c'est la façon qu'ont Alain Françon et ses acteurs, magnifiquement dirigés, de rendre sensible la vérité des personnages telle qu'elle se manifeste au fil de leurs humeurs. S'appuyant sur une nouvelle traduction de Françoise Morvan et André Markowicz, ils donnent chair aux mots et aux sentiments, font toucher du doigt l'impalpable, donnent à entendre ce qui n'est que murmuré. Dans un jeu à la virtuosité folle, constitué moins de ruptures que de glissements progressifs, ils transforment chaque scène en autant d'instants de grâce. Pas de pathos, encore moins de larmoiements superflus, mais une légèreté aérienne stupéfiante, dans les moments de joie comme dans les instants de peine. Jamais totalement blancs ni noirs, les individus qui se démènent entre les murs de la vieille maison familiale se révèlent tour à tour cocasses, pathétiques, naïfs, douloureux. En proie à l'accablement ou perdus dans leurs grandes espérances, ils prêtent, jusque dans leurs accès de méchanceté inconsciente, autant à rire qu'à pleurer. On est ici au cœur de l'humain dans ce qu'il a de plus complexe, et notamment dans son rapport au présent comme à l'enfance et au passé. C'est vrai pour Lopakhine, le moujik devenu riche, qui rachète la propriété où ses parents ont vécu le servage ; c'est vrai, plus encore, pour Lioubov et son frère Gaev, derniers propriétaires de la cerisaie.
Le rôle[...]
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Écrit par
- Didier MÉREUZE
: journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à
La Croix
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