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LA CHRONIQUE DE TRAVNIK, Ivo Andrić Fiche de lecture

Un monde où domine la peur

Jusqu'en 1814, date de la chute de l'Empire napoléonien, et de la fin de la Chronique, c'est à une confrontation entre Occident et Orient, entre plusieurs générations, entre diverses conceptions de l'Occident que l'auteur nous fait assister. Comme si le microcosme de Travnik était le meilleur poste d'observation pour décrire les décalages historiques dont ces régions, jusqu'à nos jours, ne cessent de payer les frais. La description d'une Bosnie encore archaïque et dont la société est très hiérarchisée, voire cloisonnée, entre des communautés traversées par des exigences contradictoires, forme la trame d'un texte qui est à la limite du genre romanesque.

Andrić ne juge pas, même s'il émaille son récit de remarques à portée générale, il observe et note, cherche à comprendre et sait remarquablement pénétrer la psychologie de personnages que tout oppose. C'est avec un art consommé qu'il sait rendre les changements d'humeur de populations soumises aux autorités et toujours prêtes à invectiver les nouveaux chefs nommés loin d'elles, auxquels pourtant elles ne tarderont pas à se soumettre. Le fatalisme des mentalités n'a d'égal que les rythmes imperturbables d'une nature hostile. Tout suinte l'ennui, la misère, la soumission, aboutissant à un monde clos enserré dans ses traditions, ses peurs, ses haines. « La peur change de nom et les soucis changent de forme. Et les vizirs se succèdent. L'Empire s'use. Travnik languit, mais son monde vit encore, comme le ver dans une pomme tombée... »

Les descriptions, chez Andrić, participent de son art de conteur : le livre fourmille d'anecdotes, de portraits, de scènes qui font voir la réalité sous toutes ses facettes et en révèlent la complexité, ou les aspects les plus imperceptibles. Ainsi du silence : « Il [Des Fossés] percevait à l'oreille et au sens le silence qui s'insinuait dans chaque phrase entre les mots et dans chaque mot entre les syllabes, comme l'eau dévastatrice envahit un fragile canot. Il distinguait leurs voyelles, neutres et sans limites précises, qui faisaient ressembler le parler des petits garçons et des petites filles à un roucoulement nonchalant qui se perdait dans le silence. »

Le réalisme d'Andrić a peu à voir avec ce que l'on entend généralement par ce terme, il tourne le dos au pittoresque. La fiction – l'art oriental de conter, celui des Mille et Une Nuits, dont il est si proche – est le moyen d'explorer la réalité, de prendre ses distances par rapport à elle, de la voir se transformer, d'être à l'affût de ses moindres fissures. L'histoire n'est pas explorée en vue d'une simple restitution du passé, malgré les scrupules documentaires et l'expérience intime qu'Andrić a du monde qu'il décrit. L'Histoire qui semble régner en maîtresse, même sur les peuples qui vivent sur ses marges, ne peut rendre compte de ce qui agite les hommes et les peuples en proie à leurs passions et à l'imaginaire ancestral qu'elles charrient. À l'égal d'un Gogol, mélancolique et désabusé comme lui, Andrić a su, avec exactitude, par les grâces de son art, nous rendre proches des mondes si lointains.

— Francis WYBRANDS

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  • ANDRIĆ IVO (1892-1975)

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    • 1 938 mots
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    La Chronique de Travnik reprend, une fois encore, les mêmes données, mais dans un sens différent : deux consuls, l'un français, l'autre autrichien, envoyés en mission dans une ville de Bosnie au temps des guerres de Napoléon, se trouvent jetés dans un monde étranger et quittent un milieu civilisé pour...