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LA CHUTE, Albert Camus Fiche de lecture

Clamence-Camus juge-pénitent

Déchirement de la guerre d'Algérie, querelle avec Jean-Paul Sartre et Les Temps modernes, isolement après la publication de L'Homme révolté, tarissement de l'inspiration... À bien des égards, La Chute est le livre d'un homme et d'un écrivain en crise. Le titre, dans sa riche polysémie, le dit assez : chute d'un grand bourgeois humaniste qui prend peu à peu conscience de son inanité et de sa duplicité, passe de la certitude au doute, et des beaux quartiers parisiens aux bas-fonds d'Amsterdam ; chute dans la Seine d'une inconnue désespérée, image ou plutôt sonorité obsédante qui hantera Clamence jusqu'à la fin et l'amènera à cette déconstruction de soi ; chute de l'homme européen, dans le souvenir encore prégnant du dernier conflit et des terreurs occasionnées par la guerre froide ; enfin chute de l'Homme coupable, chassé du Paradis...

Pourtant, si la fêlure était déjà présente au sein du Clamence triomphant d'autrefois, orgueil et complaisance ne sont pas absents du Clamence vaincu d'aujourd'hui, qui se définit lui-même comme « juge-pénitent ». De fait, l'acte de contrition se transforme vite en plaidoyer pro domo, puis en réquisitoire : la lucidité – acquise à quel prix – autorise la dénonciation. Acteur volontiers cynique, à l'image de Jean-Baptiste Poquelin-Molière, l'histrion qui dit aux hommes leurs vérités, Jean-Baptiste Clamence se veut aussi prophète, comme son presque homonyme, Jean le Baptiste clamans in deserto (« prêchant dans le désert »). Ainsi, par un ultime renversement, Clamence défait l'emporte encore. Et si son interminable logorrhée (qui réduit son interlocuteur au silence) témoigne de sa déchéance, le moins que l'on puisse dire est que celle-ci ne manque pas de superbe. De même, c'est paradoxalement un Camus en plein doute et sur la défensive qui fait preuve ici d'une exceptionnelle virtuosité. Le lieu (l'univers méditerranéen remplacé par les brumes de Hollande et les canaux concentriques d'Amsterdam, à l'image des cercles de l'Enfer), le personnage (après Meursault le « primitif » voici Clamence le sophistiqué), le ton (cynisme et scepticisme autant qu'idéalisme et révolte), le genre (un mélange de satire, de confession, de réflexion morale), le style enfin (une verve très éloignée de la sobriété et de la neutralité voulues de L'Étranger)... tout concourait à déconcerter les lecteurs de l'époque, qui accueillirent assez mal La Chute, et à en faire peut-être aujourd'hui le livre le moins daté et le plus brillant de Camus : « Mais attention, je ne m'accuse pas grossièrement, à grands coups sur la poitrine. Non, je navigue souplement, je multiplie les nuances, les digressions aussi, j'adapte enfin mon discours à l'auditeur, j'amène ce dernier à enchérir [...] Mais, du même coup, le portrait que je tends à mes contemporains devient un miroir. »

— Guy BELZANE

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  • CAMUS ALBERT (1913-1960)

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    La Chute (1956), roman insolite qui prend la forme d'un monologue dramatique, est directement inspiré par ce climat d'incompréhension et d'accusation. Mais au-delà de l'ironie et des sarcasmes de Jean-Baptiste Clamence, ce « prophète vide pour temps médiocres », cet « homme de notre temps » au « lyrisme...