LA CITÉ DU SOLEIL, Tommaso Campanella Fiche de lecture
Les réserves, voire l'aversion, qu'éveille l'utopie totalitaire proposée par le dominicain calabrais Tommaso Campanella (1568-1639) tranchent étrangement avec l'admiration que suscitent le courage et la détermination dont il fit preuve dans les effroyables prisons où s'écoula la plus grande partie de sa vie et où il parvint à rédiger quelque trente volumes, touchant les sujets les plus divers, philosophie, théologie, grammaire, astrologie, magie.
Il sut, au fond de la longue nuit qui fut sienne, tirer de lui la seule clarté qui lui évitât de s'y ensevelir à jamais, mais c'est la luminescence d'un tombeau. Comme s'il avait été induit à ne concevoir d'autre lumière que dans un lieu clos, sa Cité du Soleil décrit, avec une précision glacée, une société de liberté carcérale où tout est agencé dans ses moindres détails pour octroyer à chacun, qu'il y consente ou non, une manière de bien-être sans désirs ni passion.
Campanella écrivit la première version de La Cité du Soleil en 1602, un an à peine après avoir, pour échapper à un verdict de mort, feint la folie et résisté avec une endurance exceptionnelle aux horribles tortures de la juridiction inquisitoriale. Relégué dans un cul-de-basse-fosse, il réussira à composer clandestinement une œuvre considérable, qu'il transmettra à ses amis grâce à la complicité d'un gardien.
L'idée que l'homme est capable de résister aux pires infortunes et ne peut exciper d'aucune excuse pour déroger à son devoir n'est pas étrangère aux tourments d'une destinée si tempétueuse. Tel est le sombre rayonnement de l'inhumanité que ses victimes ne font le plus souvent qu'en réitérer les horreurs. Martyr de l'Inquisition et de sa morbide rationalité, Campanella forme, au nom de la perfection métaphysique, le projet d'une société régie par la délation, la défiance, la suspicion, la condamnation de l'amour et du désir, la répression des plaisirs charnels.
Le bonheur dans la servitude volontaire
L'œuvre de Campanella se présente sous la forme d'un dialogue entre un chevalier de l'Ordre des Hospitaliers et un marin génois, censé avoir rencontré, dans les incertitudes géographiques du Sri Lanka, le peuple des Solariens, pour lequel il professe une admiration sans réserve.
Inspirée par celle de Platon, la république philosophique du Calabrais est gouvernée par un prêtre souverain, appelé Soleil, élu en raison de ses connaissances, de ses capacités et de ses vertus morales. Il est secondé par trois princes : Pouvoir, Sagesse et Amour. L'art militaire est dévolu au premier. Le deuxième a en charge les sciences et les arts mécaniques. Amour préside à un système obligatoire d'éducation et d'apprentissage, et veille à l'application pratique d'une politique d'eugénisme.
La continence est exigée jusqu'à dix-neuf ans pour les filles, jusqu'à vingt et un ans pour les garçons. Les sentiments amoureux sont bannis. En dehors des lupanars, accessibles aux individus incapables de réfréner leurs pulsions, les relations sexuelles obéissent à un strict impératif de reproduction. Les partenaires « ne s'accouplent que digestion faite et après avoir prié », afin d'engendrer des enfants parfaitement sains de corps et d'esprit.
Société collectiviste et égalitaire, la Cité du Soleil a aboli la propriété privée et le pouvoir hiérarchisé en interdisant à chacun la libre disposition de soi et en propageant la servitude volontaire comme la vertu citoyenne par excellence. Poussant l'organisation rationnelle jusqu'à l'absurde, la prééminence des fonctions sociales participe d'une métaphysique de l'État, identifié au bien suprême, vers lequel doivent tendre la morale et les mœurs.
De même que, selon Campanella, le[...]
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Écrit par
- Raoul VANEIGEM : écrivain
Classification
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