LA COLONISATION DU SAVOIR. UNE HISTOIRE DES PLANTES MÉDICINALES DU « NOUVEAU MONDE » 1492-1750 (S. Boumediene) Fiche de lecture
Lorsque les marins portugais progressent le long des côtes de l’Afrique, ce qu’ils cherchent leur est connu. Ce qu’ils découvrent est nouveau, sans l’être tout à fait. Rome avait déjà de multiples liens avec l’Orient, qui ne s’étaient jamais interrompus. Comme on le voit avec la mosaïque du Nil (palais Barberini, Palestrina), la flore et la faune de l’Afrique étaient familières aux Européens depuis des siècles déjà. Un savoir ancien, étendu, mais imprécis, accompagnait la route des épices. En allant vers l’ouest, on savait aussi ce que l’on cherchait, mais ce que Colomb et ceux qui viennent après lui trouvent représente une nouveauté inimaginable pour laquelle les auteurs anciens ne sont d’aucune utilité. Avec La Colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), ouvrage publié aux Éditions des mondes à faire, en 2016, Samir Boumediene, chercheur du CNRS à l’université de Lyon-II, relate comment l’Espagne – il est peu question du Portugal – va s’attacher à maîtriser cette nouveauté absolue, puis à se l’approprier, en collectant avec méthode les savoirs des Indiens sur les plantes et en les intégrant dans des réseaux de distribution voire de contrôle, car tout n’est pas bon pour en faire commerce.
Pareille mainmise sur les connaissances et les biens des populations vaincues par un conquérant n’est pas chose nouvelle. Mais les formes et l’intensité de l’appropriation et du contrôle des savoirs indiens par l’Espagne sont liées à une méthode remarquable et débouchent sur un bouleversement des pratiques et des conceptions médicales en Europe que l’auteur a remarquablement su mettre en évidence.
« Le questionnaire des Indes »
L’essai de Samir Boumediene se situe dans la démarche d’une histoire mondialisée. Partie à la conquête du Nouveau Monde, l’Espagne va conquérir des États et des cités-États fortement organisés, avec une hiérarchie, une prêtrise, un réseau de communication et des voies commerciales actives ; le Mexique et le Pérou ne sont pas l’Amazonie… L’Espagne et ses gouverneurs vont se couler sans peine dans leur moule. Mais, pour tirer le meilleur parti de ces « nouvelles provinces », il faudra apprendre des populations et de leurs élites : se faire communiquer – quand on ne les extorque pas purement et simplement – des savoirs utiles, mais aussi lucratifs, sera l’un des buts de la période 1492-1570, objet du livre I, « Un nouveau monde médicinal ». Cette période est marquée par un premier inventaire des plantes, difficile à mener à bien en l’absence de modèle, Pline l’Ancien ne pouvant ici aider en rien. S’ensuit la publication de l’Histoire médicinale des Indes occidentales de Nicolás Monardes (entre 1564 et 1574) qui en valorise les produits, critique ceux qui viennent de l’Orient, et constitue en réalité une promotion des produits d’Amérique. Dans cette affaire, les vertus antisyphilitiques du bois de gaïac sont les bienvenues, même si le gaïac est bientôt concurrencé par d’autres substances, dont l’une vient de Chine. Cet affrontement commercial entre Orient et Occident par Portugal et Espagne interposés s’atténue avec le rapprochement des deux royaumes. C’est alors que les Espagnols lancent une enquête, en 1570, sous la forme d’un « questionnaire des Indes », qui va orienter l’avenir des Indes occidentales. Les religieux, en particulier, sont chargés de rassembler toutes les informations sur les pratiques des populations – pratiques religieuses, pour mieux cerner ce qui sera à combattre (sacrifices, mais aussi usage des hallucinogènes) ; pratiques vivrières et médicales, pour les exploiter, les gérer et en faire commerce si possible. C’est le temps de la dernière grande révolte inca, et le gouvernement des populations change de méthode ; l’enquête constituera autant un moyen de gouvernement[...]
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Écrit par
- Gabriel GACHELIN : chercheur en histoire des sciences, université Paris VII-Denis-Diderot, ancien chef de service à l'Institut Pasteur
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