LA CONDITION FŒTALE (L. Boltanski) Fiche de lecture
Pour le trentième anniversaire de la loi Veil (21 décembre 1974), Luc Boltanski comble un vide en abordant une question curieusement peu travaillée en sociologie : l'avortement. Dans La Condition fœtale. Une sociologie de l'engendrement et de l'avortement (Gallimard, 2004), son ambition est de traiter celui-ci comme un objet sociologique « ordinaire », sans chercher à conforter, comme c'est souvent le cas, les positions qui lui sont favorables ou hostiles. Orl'avortement possède des caractéristiques anthropologiques qui justifient un intérêt que l'anthropologue et psychanalyste George Devereux a été le premier à manifester dans A Study of Abortion in Primitive Society (1955) : l'avortement, c'est d'abord une pratique universelle, toujours officiellement condamnée et officieusement tolérée. Ne faisant pas l'objet de prescriptions explicites, elle permet d'étudier la variabilité du comportement humain à partir d'un même trait culturel. Aussi s'agit-il ici d'éclaircir la légitimité problématique de l'avortement, qui, situé entre le permis et l'interdit, n'est jamais complètement accepté, tout en étant excusé sous certaines conditions. Dans le meilleur des cas, il est associé à une logique du moindre mal, qui pousse à « fermer les yeux » sur ce qu'on ne peut éviter, mais qui ne peut jamais être considéré comme un bien.
La démarche de Luc Boltanski vise à dépasser une division du travail entre les sciences biologiques et médicales, centrées sur l'étude de « la chair fabriquée » qu'est le fœtus en gestation, et la sociologie, centrée sur la prise en charge par le social de l'enfant né. Les premières considéreraient les humains en tant que membres de l'espèce humaine alors que la seconde les étudierait en tant que membres intégrés dans des groupes sociaux. Cette démarche permet d'analyser les humains dans leur singularité sans pour autant renoncer à l'ambition sociologique d'établir des lois du comportement de l'homme en société. Car la singularisation est justement une caractéristique très générale des êtres humains en société : on assigne toujours à l'enfant qui naît un nom propre et une place spécifique dans un réseau de parenté.
Ce processus de singularisation, que seule la mère peut initier grâce au lien unique qu'elle entretient avec ce postulant à l'humanité qu'est le fœtus, s'accomplit grâce à « l'engendrement par la parole » qui distingue parmi les êtres venus s'inscrire dans la chair maternelle ceux qui sont destinés à prendre place parmi les humains, les autres étant construits et détruits comme des « riens ». L'engendrement par la parole exprime l'adoption par la mère du fœtus qu'elle porte en elle en confirmant celui-ci dans son humanité future. Mais, poursuit Luc Boltanski, l'adoption a son revers, l'avortement, qui existe au moins comme possibilité, et à travers lui la possibilité pour la femme de rejeter le fœtus. C'est justement cette possibilité qui fait de l'adoption du fœtus par la mère un acte d'acquiescement. Elle lui permet de nommer, identifier et singulariser l'être en gestation. Pour cette raison, engendrement et avortement sont indissociablement liés.
Toutefois, la mère est toujours dépositaire d'une autre autorité qui s'exprime à travers elle. Selon les sociétés et les moments historiques, cette autorité est incarnée par le Créateur (Dieu), la parenté (l'inscription dans une lignée) ou encore l'État. La pénalisation de l'avortement, qui n'a jamais été efficace et a surtout eu pour effet, au prix de terribles séquelles subies par les femmes, d'accroître l'écart entre l'officiel et l'officieux, plaçait le fœtus sous l'autorité de l'État. Désormais[...]
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Écrit par
- Sandrine GARCIA : maître de conférences en sociologie à l'université de Paris-IX