LA CRÉATION DES IDENTITÉS NATIONALES (A.-M. Thiesse)
Que l'idée de nation et le sentiment identitaire qui s'y rattache soient non pas des faits « naturels » mais des constructions de l'esprit, apparues au début de l'ère industrielle, il est peu d'historiens aujourd'hui pour le nier. Les Français ne furent certainement ni les premiers ni les plus ardents défenseurs de cette thèse dont la diffusion relève au premier chef de l'historiographie anglo-saxonne. L'écho qu'ont rencontré chez nous les ouvrages pionniers de Benedict Anderson (Imagined Communities, 1983) et d'Eric Hobsbawm (Nations and Nationalism since 1780, 1990) montre qu'il y avait une lacune ou un retard à combler dans notre réflexion sur le fait national. On ne pouvait que se réjouir davantage de voir une historienne française reprendre le dossier et apporter à sa compréhension une contribution fondamentale.
Anne-Marie Thiesse dans La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle (Seuil, Paris, 1999), part d'un constat significatif. C'est en Grande-Bretagne, au milieu du xviiie siècle, que prend naissance une nouvelle théorie de la culture qui permet de poser le national comme principe créateur de la modernité. À l'origine de cette révolution culturelle qui substitue, comme centre de gravité historique et géographique, l'Europe nordique des âges barbares à l'Antiquité gréco-romaine, et qui devait donner naissance au « romantisme », se trouve un fantastique coup de bluff : la « collecte » et la « traduction » par un jeune et ambitieux précepteur écossais, James Macpherson, de poèmes gaéliques attribués au barde Ossian. Des deux épopées « nationales » qui résultèrent de ses travaux, Fingal en 1761 et Temora deux ans plus tard, l'authenticité est loin d'être avérée, mais peu importe ! Pour les élites britanniques qui ont parrainé l'opération, comme pour le gouvernement de Londres, qui a rémunéré Macpherson sur les fonds secrets pour rédiger une Introduction à l'Histoire de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, publiée en 1771, l'essentiel n'est-il pas que l'épopée ossianesque puisse servir la nation anglaise dans sa résistance à l'hégémonie culturelle de la France ?
C'est donc par réaction contre la « culture unique » représentée par le classicisme français, que s'est développé outre-Manche – là où la révolution industrielle avait commencé à produire ses effets – un modèle identitaire qui n'a pas attendu les guerres de l'Empire et la domination de la « Grande Nation » pour s'imposer au reste de l'Europe. En Allemagne d'abord, avec Herder, chantre d'une culture enracinée dans les profondeurs du génie national, puis dans les autres parties du Vieux Continent. Partout, de la Scandinavie à la Grèce, de la Russie à la péninsule Ibérique, la liste des éléments de base qui fondent l'identité de chaque nation est la même. Elle comporte des ancêtres fondateurs, une langue commune, une histoire, des héros, des monuments, des paysages, un folklore. Autant dire que la nation fonde sa légitimité sur le culte de la tradition et la fidélité à un héritage collectif, et cela même dans un pays comme la France, où triomphe avec la République une conception élective de l'appartenance nationale.
L'immense intérêt du livre d'Anne-Marie Thiesse est de montrer que ces éléments ont été pour la plupart « inventés » au xixe siècle, au prix parfois d'une falsification comparable à celle de James Macpherson. La langue elle-même n'a pas échappé à un processus de fabrication identitaire que Benedict Anderson mettait en relation avec l'élargissement du lectorat consécutif à la diffusion de l'imprimé, qui a pu donner lieu – comme en Norvège – à de véritables « guerres » entre une langue « de gauche », celle du peuple,[...]
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Écrit par
- Pierre MILZA : professeur émérite à l'Institut d'études politiques de Paris
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