LA CRISE DE LA CULTURE, Hannah Arendt Fiche de lecture
Vers un « retour au réel »
Tantôt théorique et complexe, tantôt concret et facile d'accès, mais mêlant le plus souvent les deux registres, La Crise de la culture réalise parfaitement l'ambition de l'auteure d'être à la fois une philosophe et une journaliste, ou, pour le résumer de l'une de ses formules les plus célèbres, de « penser ce que nous faisons ». La pensée qui se déploie avec une grande unité dans ce recueil d'articles apparemment disparates a pour objet un monde en crise, que celle-ci affecte l'autorité, l'éducation ou la culture, qu'elle interroge notre rapport à l'histoire, à la liberté, à la vérité ou à la science… Cette crise s'inscrit dans une temporalité multiple et complexe : le présent d'une société de masse individualiste et consumériste annoncée par Tocqueville et accomplie dans l'Amérique de l'après-guerre (et plus encore dans notre xxie siècle commençant); le passé proche de l'ébranlement provoqué par le nazisme et le stalinisme, dont les secousses continuent de se faire sentir; enfin, le temps long d'un mouvement plus vaste et plus profond dont on peut faire remonter l'origine au xvie siècle, et qui définit la modernité. Sur les plans philosophique et scientifique notamment, ce mouvement, selon Arendt, nous a coupés du rapport fondamental au réel qu'est l'expérience sensible. En ce sens, il a contribué à nous faire perdre nos repères et à forger les conditions de l'apparition et de la victoire des totalitarismes. Il s'agit donc d'opérer un « retour au réel », c'est-à-dire, aux yeux d'Arendt, au politique au sens plein du terme : non comme théorie ou idéologie, mais comme action collective, engagement dans le monde, sans finalité prédéterminée.
L'une des causes et des manifestations de cette crise, sur laquelle Arendt revient à plusieurs reprises et qui justifie le titre original du livre ‒ Entre passé et avenir ‒, est la rupture du fil de la tradition et la perte de sens qu'elle a provoquées. On ne saurait en déduire pour autant une nostalgie, une tentation de renouer le fil. Pour Arendt, la crise contemporaine, si elle est évidemment liée à ce qui l'a précédée, ne saurait se réduire à une pure conséquence. En tant qu'événement ‒ autre concept cher à l'auteure ‒, il y a en elle quelque chose d'inédit, et par conséquent la promesse d'un commencement, d'un avenir qui n'abolisse pas le passé, mais s'adosse à lui pour agir, c'est-à-dire créer. Elle porte donc aussi, paradoxalement, la possibilité d'un renouveau, pour peu qu'on veuille s'en donner les moyens, et en appeler peut-être, comme le faisait déjà Tocqueville en son temps, à une « science politique nouvelle ».
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Média
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