LA CULTURE DES INDIVIDUS. DISSONANCES CULTURELLES ET DISTINCTION DE SOI (B.Lahire) Fiche de lecture
Au fil de ses ouvrages, Bernard Lahire propose une sociologie empirique de la culture articulée à une réflexion sur les modèles d'analyse du monde social. On retrouve ces différentes dimensions avec La Culture des individus (La Découverte, 2004), qui apporte une contribution importante à la sociologie du goût et des pratiques culturelles, et s'inscrit plus largement dans une entreprise de renouvellement des cadres de l'analyse sociologique.
Les individus, Bernard Lahire le rappelle, ne choisissent pas leurs pratiques culturelles au hasard de leur sensibilité personnelle. Celles-ci sont sinon déterminées du moins orientées par des facteurs sociaux, liés notamment à l'origine et la position sociales, ainsi qu'au niveau d'éducation.
Mais l'auteur va surtout s'intéresser aux limites de l'adéquation entre les caractéristiques sociales des groupes et les caractéristiques culturelles de leurs pratiques, adéquation qui constitue à la fois une régularité statistique mise en évidence dans de nombreuses enquêtes et un principe de base de la théorie de la légitimité culturelle. Focalisant son attention sur « les marges des tableaux », il s'intéresse plutôt aux minorités statistiques qui, loin de se limiter à des exceptions confirmant la règle, sont pour lui une manière d'en discuter la portée et la validité. Prenant les individus plutôt que les groupes sociaux comme unité d'analyse, il va ainsi s'attacher à décrire les variations inter- et intra-individuelles : les pratiques différentes d'individus aux caractéristiques sociales homologues et, surtout, la différenciation des pratiques d'un même individu.
À partir d'un traitement statistique reconstituant systématiquement des profils de pratiques en croisant les types de loisirs (musique, livres, sorties culturelles, télévision, etc.) et la répartition en degrés de légitimité culturelle (de très à très peu légitimes), il montre ainsi que les profils « consonants », c'est-à-dire cohérents quant au niveau de légitimité culturelle de l'ensemble des pratiques, sont en fait beaucoup moins nombreux que les profils « dissonants », c'est-à-dire associant des orientations culturelles hétérogènes d'un type de pratiques à l'autre (par exemple la fréquentation de l'opéra et la lecture de romans policiers). La « règle » (régularité constatée) est en fait non pas l'homogénéité, mais plutôt l'hétérogénéité des pratiques, qui, partant, ne peuvent se penser dans une correspondance systématique avec des caractéristiques sociales, et donc des groupes sociaux. Ces constats statistiques sont corroborés par de longs entretiens où les individus font part, de manière plus ou moins bien assumée, de l'hétérogénéité de leurs goûts et de leurs pratiques.
Si les profils culturels sont hétérogènes, c'est qu'ils s'engendrent dans des cadres de socialisation eux-mêmes pluriels. Le milieu social d'origine, l'école, les différentes institutions (religieuses ou syndicales, par exemple), l'activité professionnelle, le conjoint, les amis sont autant de sources d'information et de prescription culturelle. Et il faut y ajouter les effets du sexe et du moment dans le cycle de vie (on ne sort ni ne lit ni ne regarde la télévision de la même manière selon qu'on est étudiant, jeune parent, actif ou retraité). Bernard Lahire ajoute à ces propositions générales l'hypothèse de transformations historiques qui, de l'augmentation du temps passé dans le cadre scolaire à la transformation de la structure de l'offre culturelle (avec le poids croissant de la télévision), affectent les pratiques et les goûts notamment sous l'angle du rapport à la légitimité culturelle, qui serait elle-même devenue « plurielle ».[...]
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Écrit par
- Vincent DUBOIS : professeur de sociologie et de science politique à l'Institut d'études politiques de Strasbourg, G.S.P.E.-P.R.I.S.M.E. (C.N.R.S., U.M.R. 7012)
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