LA DANSEUSE (P. Modiano) Fiche de lecture
Paris en rêve
Le silence règne aussi sur un Paris reconnaissable et complètement rêvé. Chacun identifiera les noms propres de rues, les trajets d’un lieu à l’autre et les références à des personnalités réelles, tels le chorégraphe Georges Balanchine ou le danseur étoile Jean-Pierre Bonnefous. Ce réalisme est le support d’une dérive dans le Paris de pur artifice fabriqué par l’auteur. Le noir et blanc de photographes comme Brassaï transforme le paysage urbain, les éclairages contrastés ou une sorte de brume propre aux films noirs troublent notre vision. Le passé est cet éclat de lumière qui vous parvient « d’une étoile que l’on croit morte depuis longtemps ». Les personnages marchent en somnambules, ou bien traversent des appartements vides et froids, restent assis dans un bar à attendre on ne sait quoi. Ces atmosphères entre chien et loup, nous les avons vécues dans Chevreuse, le précédent roman de l’auteur, mais tout aussi bien dans Les Boulevards de ceinture (1972) ou Quartier perdu (1984).
Pourtant, s’il faut faire un lien avec un autre livre, le titre de celui-ci incite à relire un court roman jeunesse illustré par Sempé : Catherine Certitude (1988). La jeune héroïne se rappelait les cours de danse reçus d’une certaine Galina Dismaïlova, qui la divertissait d’une existence morne, juste égayée par son père. Les consignes de cette professeure étaient prononcées avec un accent russe que l’on retrouve, dans ce roman, chez le danseur et chorégraphe Boris Kniasef : une instruction revient, « casser le coude », « pour donner une impression de fragilité ». Kniasef met en relief dans son art, « une discipline qui vous permet de survivre ». À travers cette vision, il aide le narrateur comme la danseuse à trouver sa voie. C’est dans un échange avec l’étrange mécène Pola Hubersen qu’il fait le lien entre cette discipline et l’écriture. Créer de la fiction permet au narrateur de se libérer des entraves, du poids du passé, comme a pu le faire la danseuse. En quittant Saint-Leu-la-Forêt, elle s’est débarrassée de sa vie antérieure, « comme d’une peau morte ». En écrivant, le narrateur « remonte à la surface », et ses pieds ne touchent plus le sol, de même que ceux de la danseuse dans le ballet Le Train des roses.
Bien des textes de Modiano sont des romans d’initiation. Il fallait franchir une « frontière » ou, comme il l’écrit dans Un pedigree (2005), son récit autobiographique, prendre le large « avant que le ponton vermoulu ne s’écroule ». La belle et sobre variation sur ce thème que constitue la danseuse dit ce même besoin d’air vif.
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Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes
Classification
Média