LA DÉMOCRATIE ET LE MARCHÉ (J.-P. Fitoussi)
Deux discours s'affrontent généralement en ce qui concerne la relation entre le marché et la puissance publique. Pour les thuriféraires du marché, l'intervention de l'État interfère avec les mécanismes du marché, dont elle réduit l'efficacité. Aux antipodes, il y a ceux pour qui la progression du marché dans le processus actuel de globalisation condamnerait l'État à l'impuissance. Dans son essai La Démocratie et le marché (Grasset, 2004), Jean-Paul Fitoussi y oppose sa thèse de la complémentarité. À l'image du système d'équilibre par contrepoids que décrivait Montesquieu, Fitoussi voit dans la démocratie et le marché deux entités complémentaires qui se renforcent en se limitant l'une l'autre. En empêchant l'exclusion par le marché, la puissance publique accroît la légitimité du système économique, tandis que le marché, en limitant l'emprise du politique sur la vie des gens, permet une plus grande adhésion à la démocratie. Ainsi, ajoute Fitoussi, « chacun des principes qui régissent les sphères politiques et économiques trouve sa limitation, en même temps que sa légitimité, dans l'autre ».
La relation entre la démocratie et le marché ou, plus largement, la question du régime politique optimal pour le marché ne va pas de soi pour les économistes, et peut même ne pas se poser. Pour Kenneth Arrow, le père fondateur de la théorie pure des marchés, « le marché est incompatible avec toute forme de gouvernement », à l’évidence puisque sa théorie s'abstrait du système politique et fait du marché l'unique force régulatrice. Il n'est cependant aucune société humaine sans gouvernement. Le retour à la réalité impose de réintroduire l'espace public dans l'analyse : nous vivons, précise Fitoussi, dans des démocraties de marché plutôt que dans des économies de marché. Mais, ainsi qu'il le déplore, cette mise en relation par défaut aboutit le plus souvent chez les économistes, d'une part, à considérer le marché et la démocratie comme deux forces en conflit, et, d'autre part, à subordonner la forme de gouvernement aux exigences du marché.
Néanmoins, la théorie économique souvent invoquée en défense de l'économie de marché peut tout aussi bien l'être en défense de l'intervention de l'État et de la justice sociale. En premier lieu, les vertus régulatrices du marché mises au jour par la théorie existent dans un cadre d'hypothèses spécifiques que les théoriciens ont pris soin de définir. Dès lors qu'on s'accorde à reconnaître que le fonctionnement concret des marchés est loin de correspondre à la concurrence pure et parfaite qui en conditionne l'efficacité, alors apparaît le bien-fondé d'une intervention publique. Les économistes s'intéressent depuis longtemps aux problèmes d'asymétrie d'information, aux défauts de coordination, aux externalités, qui sont autant de justifications à la présence de l'État dans la sphère du marché.
Il est une autre hypothèse fondamentale sur laquelle repose la validité de la théorie des marchés : l'hypothèse dite de « survie », selon laquelle les individus sont assurés de subsister en dehors même du marché. Des travaux (en particulier ceux de Jeffrey Coales et Peter J. Hammond, in Choice, Welfare and Development, Clarendon Press, 1995), sur lesquels Fitoussi appuie sa réflexion, se sont attachés à montrer que l'équilibre auquel on parviendrait sans cette hypothèse impliquerait la disparition d'une partie de la population, tandis que l'optimum serait préservé parmi les survivants. Le propos est moins abstrait qu'il n'y paraît et ses implications sont cruciales. Cela signifie, en effet, concrètement que l'extrême pauvreté n'est pas une conséquence du fonctionnement du marché, mais que ce dernier[...]
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