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LA DISPUTE, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux Fiche de lecture

Un conte noir ?

Il est difficile de ne pas évoquer la mise en scène que Patrice Chéreau fit de La Dispute. Dans sa radicalité, elle ouvrit une interrogation sur les fondements et la nécessité même de la société, déportant la pièce vers le tragique, à rebours de toute interprétation « puérile » et galante. Le dispositif scénique imaginé par Richard Peduzzi, divisant l'espace en deux, renvoyait à une opposition entre deux mondes, le « monde naturel des adolescents » et le « monde culturel de la réflexion et de la Cour » (P. Pavis) dominé par la figure sadienne du Prince. La Dispute, étoffée d'un long prologue écrit par François Regnault, montage dialogué de fragments divers de Marivaux, n'est plus une « petite pièce ». Les jeunes protagonistes, aux gestes et à la diction proches de l'autisme, sont des enfants sauvages que l'apprentissage de la civilisation précipite dans la rupture avec leurs semblables. Schizophrénie, sadisme, romantisme ? L'expérience que Chéreau pratique sur La Dispute a-t-elle pour résultat, comme l'écrivit Bernard Dort, « la conversion d'une pièce lucide et cruelle, d'une œuvre d'une profonde socialité en un lamento funèbre sur la dégradation universelle » ? Il est vrai que l'on peut faire de cette œuvre une lecture absolument inverse, et y voir une comédie écrite en langage de salon. La virtuosité rhétorique, dont témoigne un usage appuyé de la synecdoque (« Mon cœur désire vos mains ») et de l'hyperbole, la chorégraphie (jeux de scène en miroir, symétries multiples), l'ingénuité capricieuse d'Eglé, peuvent être lus comme autant de figures élaborées qui feraient de La Dispute un chef-d'œuvre du marivaudage.

Reste l'accueil glacial des contemporains, qui interdit toute réduction de la pièce à un divertissement mondain ; reste la question à l'origine de La Dispute, qui peut générer autant de mises en scène. Reste la poésie, philosophique, d'un texte où le langage, se voyant lui-même mis en scène, révèle sa nature de compromis : si dans La Dispute la parole est à la fois originelle – elle émerveille – et citation – elle fait sourire –, c'est que le langage y apparaît dans sa vérité, comme le moyen donné à chacun de dire son expérience unique du monde, mais avec des mots appris, les mots de l'autre. Par quoi l'expérience d'un sujet devient universelle, métaphysique : « Que de pays ! que d'habitations ! il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur. »

— Anouchka VASAK

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers

Classification

Média

<em>La Dispute</em> de Marivaux, mise en scène de Muriel Mayette - crédits : Raphael Gaillarde/ Gamma-Rapho/ Getty Images

La Dispute de Marivaux, mise en scène de Muriel Mayette

Autres références

  • MARIVAUX PIERRE CARLET DE CHAMBLAIN DE (1688-1763)

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    • 4 507 mots
    • 2 médias
    , pièce qui fut retirée de l’affiche aussitôt après sa création en 1744, ne connut qu’un succès mitigé quand elle fut reprise pour la première fois à la Comédie-Française en 1938, puis en 1939 et 1944, mais fut littéralement révéléepar une mise en scène de Patrice Chéreau en 1976,...