LA FÉLINE, film de Jacques Tourneur
La femme est toujours l'autre
Dans Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful, 1952), Vincente Minnelli donne une version plausible de la genèse du film de Tourneur comme lutte d'un cinéaste contre son producteur, pour le convaincre qu'un film intitulé La Malédiction des hommes-chats (sic) sera bien meilleur si l'on ne montre jamais d'« homme-chat ». C'est en effet l'essence même de Cat People, sa place dans l'histoire du fantastique cinématographique et du cinéma tout court, que d'avoir compris que ne pas montrer est, parfois, plus fort et plus efficace.
Outre la scène de la piscine (où l'ombre du félin était celle du poing de Jacques Tourneur), l'agression du docteur Judd par la panthère est filmée en ombres chinoises (la lampe est renversée) ; quant au carnage des moutons dans Central Park, on n'en voit que les traces dans la boue. Même lorsque, finalement, on voit la panthère menacer Oliver et Alice, pas d'horreur physique dans cette mise en scène, qui cependant distille l'angoisse. Lewton et Tourneur s'attachèrent beaucoup au décor, qui contribue à suggérer le thème félin : statue de la déesse égyptienne Bastet (dont se souviendra Albert Lewin dans son Portrait de Dorian Gray, 1945), pied griffu de la baignoire, paravent avec une panthère noire, et plusieurs chats – sans oublier les incessants rugissements des fauves du zoo.
Le thème du film, bien sûr, c'est la féminité : la sexualité féminine, entre frigidité et nymphomanie. De jour, Irena est une jeune femme frustrée, qui n'a pas d'amants à New York ; de nuit, une prédatrice, identifiée au félin noir. Félinité/féminité : le jeu de mots est inévitable dans cette histoire de libido, tantôt renvoyée dans le mythe (les orgies sataniques, réprimées par le roi Jean de Serbie, avec son épée phallique), tantôt traitée par la science de l'esprit (le docteur Judd, esprit fort et séducteur cynique, mais incapable de comprendre jusqu'au bout ce qui se passe) – et jamais maîtrisée. L'étrangeté féminine résiste à tous les efforts de réduction des hommes.
Cette série B – où l'on retrouve l'escalier de La Splendeur des Amberson et un décor de Quasimodo (tourné en 1939 par William Dieterle) – fut la première à avoir l'allure d'une série A. Comme les grands pionniers, et pour les mêmes raisons (d'économie et de protection de son découpage), Tourneur monta pratiquement le film au tournage. L'histoire a noté aussi le soin exceptionnel avec lequel il suivit le travail sur la piste sonore, confirmant et amplifiant, par son art des silences, le travail extraordinaire accompli avec la lumière : un art du clair-obscur, mais qui échappe à tout expressionnisme et contribue à l'« inquiétante étrangeté » de l'ensemble. Une recette délicate, que le remake de Paul Schrader en 1982 sera bien loin de retrouver.
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Écrit par
- Jacques AUMONT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales
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