LA FIANCÉE PRUSSIENNE(I. Bouïda) Fiche de lecture
Né en 1954, Iouri Bouïda est l'une des voix les plus originales de la littérature russe d'aujourd'hui. Originaire de la Prusse orientale, enclave autrefois allemande entre la Pologne et la Lituanie, devenue soviétique à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, il met en scène cette terre au-delà des confins de la Russie dans La Fiancée prussienne (trad. Sophie Benech, Gallimard, 2005). Le recueil est composé de nouvelles (quarante-sept dans l'édition russe de 1998, trente dans l'édition française) dans lesquelles le narrateur se remémore la ville de son enfance, et qui sont liées entre elles par les personnages que l'on retrouve de l'une à l'autre. Proche par certains côtés de l'œuvre d'un Bruno Schulz, l'ensemble forme une chronique nouvelle des hasards et étrangetés de la vie d'une petite ville doublement provinciale, puisqu'éloignée géographiquement du centre et de la Russie même.
Les descriptions de Bouïda sont crues, naturalistes, mais s'affranchissent vite du réalisme. Rien de prévisible dans cet univers fantomatique : un papillon noir sort des yeux du cadavre d'une jeune fille – la fiancée prussienne qui donne son titre au livre –, qui devient poussière sous les yeux terrifiés d'enfants pilleurs de tombes ; une jeune martyrisée vient mourir sur les genoux de son bourreau ; deux jumelles aux prénoms bibliques de Marthe et Marie rejouent nuit après nuit la même scène mystérieusement perverse : l'une reçoit ses amants le visage voilé, tandis que l'autre regarde leurs ébats ; le don Juan de la ville est lynché par celles qu'il a un jour honorées ; une femme recopie jour après jour le même poème d'amour de Pouchkine. L'attendu est sans cesse déjoué, et l'âme se révèle « ombre et secrets », selon les mots de Bouïda. Le destin, mis en œuvre par un dieu dont on comprend mal les desseins, a plus d'un tour dans son sac, et le fantastique affleure à la surface du banal. Bouïda, dont le nom signifie en polonais « menteur », comme il l'explique lui-même dans la postface, brode des dessins fantasques sur une réalité lugubre. Sa Prusse est un mythe, un fantasme. Car le réel n'est réductible à aucune logique, et ne se laisse apprivoiser ni par la conscience ni par la plume de l'écrivain. S'éloignant radicalement du didactisme de la littérature officielle soviétique, Bouïda refuse l'omniscience narrative, si bien qu'au cœur de ces récits ciselés avec précision, le lecteur ne trouvera ni morale ni vérité éternelle, mais un noyau d'irréductible étrangeté : ainsi, on ne saura jamais pourquoi un homme cache sa femme aux yeux de tous, ni pourquoi un jeune homme, le jour de son mariage, tombe pour de nombreuses années dans le coma, années pendant lesquelles son épouse semi-veuve descend tous les soirs le fleuve en barque, vêtue de sa robe de mariée. Jusqu'à ce que l'éveil de son bel au bois dormant entraîne dans la mort cette nouvelle Ophélie…
Avec ces lambeaux de mystère, Bouïda insère dans le tissu du quotidien des fulgurances tragiques. La transfiguration du réel et de la douleur par la tendresse et l'amour constitue une autre composante de cet univers décalé : un homme, qui s'est émasculé par amour pour sa fiancée trop jalouse, devient un chanteur divin ; un professeur de dessin peint chaque jour pour sa fille les lilas qu'il voit par la fenêtre de la chambre d'hôpital où elle se meurt d'un cancer. Dans cet imaginaire où notre monde et l'au-delà coïncident étroitement, la mort rassemble souvent les êtres que la vie sépare.
La position excentrée de la Prusse orientale joue un rôle capital dans le sentiment existentiel des personnages, abandonnés du sort dans un « nulle part » coupé de ses racines. L'univers fictionnel de[...]
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Écrit par
- Hélène MÉLAT : maître de conférences en littérature et culture russes, Sorbonne université
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