LA FILLE QU'ON APPELLE (T. Viel) Fiche de lecture
Les mots sous les mots
Le roman est donc l’histoire d’une emprise, celle d’un puissant, plus âgé, sur une jeune femme sans pouvoir ni ressources, qui ne peut accepter l’humiliation. Cependant, réduire La Fille qu’on appelle à cette thématique contemporaine serait manquer ce qui en fait la force et la beauté. Tanguy Viel a écrit dans Icebergs (2019) qu’il ne voulait pas d’une « littérature de société […] si prête à se faire sociologie ou reportage au travers de la première fiction venue ». De fait, son roman est une construction fondée sur une langue travaillée, avec le rythme que donne la longue phrase semblable à la marée, tissée de répétitions et reprises, de métaphores et comparaisons, offrant au roman sa dimension symbolique, au-delà du littéral.
Comme le narrateur le remarque au sujet de Le Bars et de son comparse Bellec, directeur du Neptune où bien des choses se décident, la « grammaire » des deux hommes repose sur des mots ou sur une ponctuation permettant de « ne jamais désigner les choses par leur nom ». La communication politique, dont Le Bars, devenu ministre, fera usage, est précisément cet art d’estomper et de nier en cachant des mots sous les mots. Le souci sera voisin chez le procureur qui reçoit la plainte de Laura et recherchera l’énoncé « le plus flou, le plus abstrait, le plus opaque »pour désigner les faits.
Qui dit théâtre dit lieux clos où les personnages se trouvent enfermés dans leur rôle. Ainsi, le maire prédateur s’approchant d’elle, assure-t-il son emprise sur Laura, d’abord en la tutoyant, en l’appelant par son prénom, avant de s’asseoir sur le canapé ou le lit, dans la chambre que Franck Bellec lui a attribuée. Tout, dans la scénographie du roman, est affaire de déplacements et de gestes au point que, comme le dit Laura aux policiers dans sa déposition, elle ne se sent plus habiter un « monde normal », « un monde où chacun reste à sa place ».
Chacun semble pourtant avoir sa place assignée, au début du roman. Max Le Corre est le chauffeur et, quand il parle de Laura, Le Bars ne la désigne pas comme la fille de Max, mais « fille de son chauffeur ». Il la « tient en laisse », tout comme Le Corre est « un cheval reconnaissant dès qu’on relâche le mors ». Lui-même occupe sa mairie comme on habitait autrefois le château fort et agit en suzerain. On le voit avec le directeur du casino : « Franck obéit au maire, et le maire obéit à son désir. » Les deux hommes sont plus étroitement liés ou plutôt se tiennent par des intérêts communs peu avouables, une « vassalité tordue ». Ils sont « comme deux araignées dont les toiles se seraient emmêlées il y a longtemps ».
Le passé qui revient à travers quelques retours en arrière permet en effet de comprendre ce qui unit les protagonistes. Si Franck Bellec est l’obligé du maire (et réciproquement, sans doute), il a aussi joué un rôle majeur dans la carrière de Max Le Corre en tant que manager. Les deux hommes ne se fréquentent plus.
Hélène Bellec, sœur de Franck, « la plus fatale de toutes les putes de la côte bretonne » ‒ formule à peine déformée empruntée à un livre de Marguerite Duras ‒ a changé le destin de Max. Il l’a aimée jusqu’à se laisser détruire ; elle l’a éloigné des siens et dépouillé de ses biens.
Le roman raconte donc la « passion » de Max, qui, selon la presse locale, « marchait sur l’eau » et dont on attend désormais la « résurrection » sur le ring. Mais cet homme longtemps seul et empêché de vraiment exister tentera surtout de sauver sa fille de l’humiliation, comme elle tentera de le sauver après son combat perdu. Détruit par les coups qu’il a choisi d’encaisser, Max ne peut plus travailler. Le Bars devenu ministre n’interviendra pas plus pour l’aider qu’il ne l’a fait pour Laura.
La jeune femme, que des prédateurs[...]
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Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes
Classification
Média