LA FUITE SANS FIN, Joseph Roth Fiche de lecture
Un jeu de masques
Joseph Roth a écrit ce récit après un reportage effectué en Russie, où il avait été envoyé comme correspondant par le journal allemand pour lequel il travaillait à l’époque, le Frankfurter Zeitung. Roth était en effet célèbre comme journaliste avant de le devenir en tant qu’écrivain. Dès l’avant-propos, il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une fiction, mais d’un « compte-rendu » ou « rapport », ainsi que l’indique le sous-titre de l’œuvre (EinBericht) : « Ce que je vais raconter ici est l’histoire de mon ami, mon camarade mais aussi mon compagnon de route, Franz Tunda. Je me réfère pour partie à ses écrits, pour partie à ce qu’il m’a dit. Je n’ai rien inventé, rien composé. Il ne s’agit plus de "faire de la littérature". Le plus important, c’est ce qui est observé. »
Tout se passe comme si le narrateur effectuait un reportage et racontait les pérégrinations d’un officier qu’il connaît bien. Or, rien dans la vie de Roth n’atteste une telle rencontre. Tout au plus peut-on supposer qu’il a construit ce récit à partir de sa propre vie, puisque l’année de naissance de Tunda (1894) correspond à la sienne. Toutefois, même dans ce cas, les concordances sont rares, d’autant plus que l’écrivain a toujours aimé brouiller les pistes de sa biographie. En fait, Roth relate, comme tout bon journaliste, et invente, comme tout bon écrivain. Et si, à un moment donné, le narrateur enchâsse dans son compte-rendu une partie du journal tenu par Tunda pour en asseoir la véracité, on ne peut oublier que ce même Tunda y concède avoir inventé nombre d’anecdotes de « Sibérien rentré au bercail » pour épater son monde.
Qui invente quoi dans ce jeu de masques où Roth semble vouloir nous faire croire à la fiction de la non-fiction, tout en pointant le porte-à-faux dans lequel il se place ? « La fonction de la littérature, ce n’est pas de faire de la vérité une fiction, mais au contraire de faire de la fiction une vérité : condenser la vérité à partir de la fiction », écrit Wolfgang Hildesheimer (1916-1991) dans son essai La Fin des fictions (1975). Et Roth est un maître dans l’art de condenser. Observateur attentif, l’écrivain n’a pas son pareil pour rendre l’imprévisibilité de la vie et gommer les temps morts. Hardi dans ses raccourcis, il passe souvent d’une situation à une autre, d’un temps à un autre dans le même élan, alors qu’un espace de quelques secondes peut valoir un saut de ligne et un nouveau paragraphe.
Dans ce récit aussi brillant que lucide, Joseph Roth ne révolutionne certes pas la langue allemande, mais il la secoue sans ménagement. Jamais bavard, il sait résumer un état d’esprit avec la brièveté et la force d’une maxime, et décrire une situation en captant aussitôt ses composantes essentielles. Il lui suffit ainsi d’un paragraphe pour faire sentir la peur qui infiltre la vie quotidienne à Moscou, celle d’être continuellement observé sans savoir par qui, et en quelques phrases il dépeint l’angoisse qui étreint la bourgeoisie décadente autant à Vienne qu’à Paris, celle de ne pas faire partie du grand monde.
Prenant acte de la crise de la conscience européenne qui touche tous les pays après le traumatisme de la Grande Guerre, Roth, que l’on présente souvent comme un nostalgique de l’empire austro-hongrois, se garde cependant d’idéaliser la double monarchie qui vient de s’effondrer. Il laisse au contraire Franz Tunda, loin de sa patrie, dans un état de désarroi existentiel où ne vient se mêler aucun sentimentalisme : « Il n’avait pas de métier, pas d’amour, pas d’envie, pas d’espoir, pas d’ambition et même pas d’égoïsme. Personne au monde n’était aussi superflu que lui. » Ainsi se termine ce récit où, en dépit du titre, Roth donne un brusque coup d’arrêt à l’errance de Tunda, le figeant à Paris dans une sorte d’exil – qui sera celui[...]
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Écrit par
- Pierre DESHUSSES : traducteur
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