LA GRANDE TRAVERSÉE (S. Soderbergh)
Depuis Sexe, mensonges et vidéo, son premier film, tourné à vingt-six ans et honoré de la palme d'or par le jury du festival de Cannes en 1989, Steven Soderbergh n'a cessé d'innover sur le plan formel. Son vingt-neuvième opus, La Grande Traversée (Let Them All Talk, 2020), distribué par HBO Max et diffusé en France par Canal Plus, ne déroge pas à la règle. Délaissant l'exploit technique (en 2018, il avait filmé Paranoïa [Unsane]au moyen de trois iPhone 7), il s'est imposé de réaliser, en moins de deux semaines, une comédie dramatique, dont la trame générale, conçue avec précision par la nouvelliste Deborah Eisenberg, se développerait en fonction de l'improvisation des interprètes. En très grande partie filmé à bord du paquebot Queen Mary 2, lors d'une traversée entre New York et Southampton, La Grande Traversée se révèle être l'une de ses œuvres majeures, fusionnant à la perfection un récit très énigmatique et une esthétique d'un bout à l'autre envoûtante.
Un film tourné au fil de l’eau
Le scénario met en scène une romancière new-yorkaise à succès, Alice Hughes (Meryl Streep) titulaire du prix Pulitzer pour son premier roman autobiographique, et qui est maintenant honorée d'un prix anglais encore plus prestigieux. Elle accepte de se rendre en Grande-Bretagne, à la double condition de voyager en bateau et d'être accompagnée de son jeune neveu, Tyler (Lucas Hedges) ainsi que de deux amies, Roberta (Candice Bergen) et Susan (Dianne Wiest), qu'elle n'a pas revues depuis trente ans. Un point de départ relativement anodin, mais que Soderbergh et ses acteurs ont sublimé d'une manière constamment surprenante.
Ainsi, contrairement à ce début a priori sympathique, le film nous apprend que la romancière ne verra ses anciennes amies qu'en soirée, car elle veut consacrer tout son temps à son nouveau roman et à son heure de piscine quotidienne. Tout aussi égocentrique, Roberta profite de ce voyage pour se trouver un nouveau mari aux revenus conséquents et pour reprocher à Alice d'avoir autrefois exploité son divorce catastrophique dans son best-seller. À quoi s'ajoute la présence à bord incognito de Karen (Gemma Chan), l'agent littéraire d'Alice, qui tire profit des émois amoureux de Tyler à son égard pour lui soutirer des informations sur les écrits en cours de sa tante. L'intrigue prend de l’ampleur quand le candide neveu, chaque matin, voit un homme noir sortir de la chambre de la romancière, et surtout nous déconcerte, à l'heure de son épilogue, lorsque la relativité de toute croyance renvoie dos à dos l'ensemble des protagonistes et nous-mêmes. Cent-huit minutes durant, le spectateur, impressionné par l'élégante fluidité de la réalisation de Soderbergh, va voguer de surprises en interrogations, sans jamais pouvoir anticiper le devenir des personnages.
Selon son habitude, le cinéaste soigne ses cadrages et joue ici des seuls éclairages offerts par les différents espaces du Queen Mary 2, sans jamais y ajouter la moindre lumière d'appoint. Il alterne les tonalités chromatiques, chaudes tout d'abord (un certain jaune orangé), symboliques du luxe des lieux dont devraient bénéficier les protagonistes, puis plus sombres, comme la dominante mauve qui englobe les quatre amies lors de leur premier dîner, qui augure mal de leurs futures relations. Pareille adéquation entre atmosphère et mise en scène se retrouve dans l'emploi de longs travellings, effectués à partir d'une petite caméra (la nouvelle RED Komodo) fixée sur un fauteuil roulant, qui associent les déplacements des personnages au cours dévastateur du temps. Souci d'originalité fonctionnelle que l'on retrouve également dans le renouvellement constant des angles de champs-contrechamps, de même que dans la multiplication régulière des inserts sur des parties du décor pour signifier[...]
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Écrit par
- Michel CIEUTAT : enseignant-chercheur retraité de l'université de Strasbourg
Classification
Média