LA GRÈCE DE PERSONNE (J. Bollack)
En réunissant des études écrites sur près de quarante années (1958-1997), Jean Bollack fait la démonstration des possibilités de la philologie, au sens fort qu'il lui donne. Il réfléchit en même temps au chemin parcouru et à l'itinéraire intellectuel qui l'a permis : les essais qui composent La Grèce de personne (1997) sont ainsi replacés dans le cadre d'une vie dans le siècle, celle d'un philologue né en 1923 à Strasbourg, de formation germanique car ayant fait ses études à Bâle (il a suivi en particulier l'enseignement de Peter von der Mühll, représentant de la grande tradition de la philologie classique). Il a poursuivi son cursus à Paris, puis a exercé en France, à l'université de Lille où il a fondé le Centre de recherche philologique. Cette situation n'a pu que favoriser sa perception des différences culturelles. La philologie est d'abord l'art de lire, et la biographie intellectuelle s'organise autour de l'apprentissage de la lecture : lire l'histoire de la discipline (philologie et herméneutique) ; lire les totalités à reconstituer (les mythes, les cosmologies présocratiques, les œuvres) ; lire enfin les différences, à même le signifiant (sur le Cratyle, Héraclite, les Tragiques, Paul Celan).
Dans La Grèce de personne, les voies de la philologie convergent dans la confrontation permanente de la tradition – à la fois culturelle et savante, avec sa puissance collective d'intégration et d'uniformisation, et de l'individualité – celle de la lettre, du texte, mais aussi celle de la « personne » qui se voit prise dans une existence historique. Aussi le livre ne se limite-t-il pas à la seule étude de l'Antiquité classique, dont Bollack a renouvelé radicalement la connaissance, notamment dans ses travaux sur les présocratiques ou sur les Tragiques, mais aborde différents moments de la tradition culturelle où le fonds classique a été diversement actualisé et déformé. Ainsi Freud pensa-t-il trouver chez Empédocle un appui pour formuler sa doctrine des pulsions de mort et d'amour, un Empédocle qu'il ne pouvait lire qu'à travers les écrits scientistes et naturalistes que lui fournissait le savoir philologique du xixe siècle. Ou bien, c'est August Wilhelm Schlegel, suivi par les philologues du xixe siècle, qui, à l'époque du romantisme, construisit l'image d'une Électre sophocléenne au détriment de celle, plus moderne en un sens, d'Euripide. On ne voyait pas ce que faisait Euripide avec le mythe et avec la tradition de ses prédécesseurs en les rapportant au modèle de Sophocle.
« Grèce » désigne ainsi le tissu de références et de valeurs dont est faite la tradition occidentale. L'individualité est ce qui s'affirme contre le mouvement d'homogénéisation produisant cette tradition autant qu'il est produit par elle. Elle caractérise la critique philologique, laquelle soumet à un jugement les représentations transmises, mais elle est aussi son objet. La défense de l'existence d'un sens individuel, dans un contexte qui pensait pouvoir s'en passer, marque la distance prise par Bollack à l’égard des structuralismes et des poststructuralismes. Ce sens est lié à la composition, à la syntaxe qui lie entre eux les mots, dans le choix rigoureux d'une pensée, qu’elle soit spéculative ou artistique. Cette composition fait œuvre en se séparant, en instaurant un ordre propre, distinct de celui des autres œuvres, tout en s'y rapportant nécessairement, à partir d’elle-même, sur un mode sélectif. La philologie ne peut espérer atteindre le sens qu'à reconstruire la lettre, le texte et l'interprétation qu'il fixe. Elle ne s'appuie sur aucun donné, ne reçoit rien qu'elle n'ait à reconstruire. Elle rétablit le texte plutôt qu'elle ne l'établit. C'est pourquoi la « science philologique culmine dans les moments d'[...]
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Écrit par
- Denis THOUARD : docteur en philosophie, directeur de recherche au C.N.R.S., centre Marc-Bloch, Berlin
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