LA HONTE et JE NE SUIS PAS SORTIE DE MA NUIT (A. Ernaux) Fiche de lecture
En règle générale, une autobiographie trouve son énergie dans le narcissisme du sujet et cède aux leurres gratifiants de la fiction. Rien de tel dans l'entreprise d'Annie Ernaux (née en 1940) qui, depuis La Place (1984), renonce ascétiquement au roman, à ses pompes et à ses œuvres. Cinq livres assez minces, constituent une musique de chambre pour un autoportrait. Dans cette recherche des origines, chaque mouvement a son autonomie et sa tonalité, mais tous se répondent dans une discrète unité : La Honte et Je ne suis pas sortie de ma nuit ont paru tous deux en 1996.
Un diptyque
La Honte peut être tenue pour le dévoilement d'une scène originaire, élargie à toute une année cruciale, 1952. Mais c'est aussi la scène manquante, qui avait été écartée et refoulée de La Place, et aussi d'Une femme (1987). Dans ces deux récits se lisait un hommage anxieux à des parents d'autant plus estimables que la narratrice avait douté d'eux dans ses années d'apprentissage. Réparation était faite à ces Sisyphes humbles, exclus d'une distinction et d'une culture qu'ils avaient procurées à leur fille, alors qu'ils ne la possédaient pas eux-mêmes. Dans La Honte, le souvenir différé, travaillé avec obstination, les montre comme des êtres de violence, et non de tendresse, au bord du meurtre conjugal : « Mon père était resté assis à la table, sans répondre, la tête tournée vers la fenêtre. D'un seul coup, il s'est mis à trembler convulsivement et à souffler. Il s'est levé et je l'ai vu empoigner ma mère, la traîner dans le café en criant avec une voix rauque, inconnue. » Il s'agit évidemment encore de réparer ce qui a déchiré le tissu de l'enfance, et de découvrir la violence subie dans le cadre d'une ascension sociale contrecarrée. Mieux que jamais, Annie Ernaux met à nu les blessures sociales, peut-être plus profondes et moins connues que les blessures sexuelles : la honte, dont il est question ici, est des moins avouées, car elle est liée à l'infériorité des modes culturels.
À l'issue du bref récit, on voit se substituer à la piété lucide qui présidait aux deux « tombeaux » distincts du père et de la mère une entreprise assez âpre de vérité, qui restitue le triangle familial dans la jungle des conflits sociaux, des ambitions et des frustrations. L'année 1952, où la France encore rurale est au seuil de la société de consommation et où la Normandie reste sous influence cléricale, est une période idéale pour l'analyse des clivages sociaux. L'écriture littéraire d'Annie Ernaux en rend beaucoup mieux compte que les travaux des historiens et que les sommes des sociologues.
Je ne suis pas sortie de ma nuit peut être lu comme le journal d'une fille qui accompagne sa mère dans les pertes de mémoire – que l'on associe aujourd'hui à la maladie d'Alzheimer –, dans les dysfonctionnements et les incontinences qui atteignent une image aimée et respectée, dans le long séjour en hôpital ou en maison de retraite, entraînant l'érosion insoutenable d'une identité. Le récit aurait pu être appelé « La douleur » et le renversement ultime des rôles de la mère et de la fille ne peut que mener à l'impossibilité radicale de devenir la mère de sa propre mère, réduite à la dépendance du nourrisson : « Je lui ai coupé les ongles, elle gémissait, alors que je prends toutes les précautions pour ne pas lui faire mal. Je me sens sadique, comme elle l'était autrefois à mon égard. Elle me hait encore. » Le récit que Simone de Beauvoir avait consacré à sa mère (Une mort très douce, 1967) relève en comparaison, de la sublimation et de l'idéalisation, puisqu'il épargne le corps de la mère alors qu'Annie Ernaux s'astreint ici à un devoir d'impudeur, qui n'exclut pas la pudeur de l'écriture[...]
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Écrit par
- Jacques LECARME : professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média