LA HONTE et JE NE SUIS PAS SORTIE DE MA NUIT (A. Ernaux) Fiche de lecture
« Gagner malheur »
En passant de la narration rétrospective de l'autobiographie à la narration intercalée du journal intime, l'auteur modifie complètement la perpective. Et, si le sujet ne prêtait guère aux considérations formalistes, on pourrait voir dans les récits successifs d'Annie Ernaux, un art de l'écriture personnelle. Cette écriture parcourt toute la gamme des notes, car sa figure fondamentale est la forme brève, elliptique ou sténographique, qui bannit argumentation ou développement, mais elle tient toujours la note juste, grâce aux vertus, que l'on sait classiques, de la modestie et de la discrétion. Naturellement, entre Une femme et Je ne suis pas sortie de ma nuit, s'instaure aussi l'unité d'un récit de vie, sans doute tragiquement exemplaire : dans le premier livre, une personnalité forte se constitue et se développe, envers et contre tout ; dans le second, cette personnalité se dissout et se détruit, comme si, selon la formule fitzgéraldienne, toute vie était un processus de démolition. De la même manière, le père qui, dans La Place, lutte sans répit contre la prolétarisation et la déculturation, devient brièvement, dans La Honte, un mari pris par le désir irrépressible d'étrangler sa femme. C'est du moins ce que l'enfant a cru voir, avant de comprendre que c'est la violence prolétarienne refoulée qui a fait, par effraction, retour dans une vie familiale volontariste et policée. D'autres connexions peuvent se déceler dans le diptyque publié en décembre 1996 : les deux livres jumeaux disent la honte (peut-être très chrétienne) d'avoir un corps impur, qui rappelle à chaque créature qu'elle est née entre les excréments et l'urine. La honte la plus dure à surmonter, ce n'est pas tant une altercation entre des parents (où la mère n'a aucune responsabilité) que la perception d'une hygiène insuffisante de la mère, saisie par l'enfant dans le regard réprobateur d'une religieuse. De même, la douleur non encore éprouvée serait celle de voir sa mère submergée par ses sécrétions, ses excréments et les figures de l'analité. Cette honte, cette douleur, jamais dites, communément subies, étaient de l'ordre de l'« indisable », pour reprendre un néologisme de Flaubert. Elles sont dites, ici, sur le double registre de l'écriture travaillée et de la notation spontanée.
La narratrice de La Honte récuse vivement le commentaire qu'un psychanalyste pourrait faire de son histoire en parlant de « traumatisme » ou de « roman familial ». Elle lui oppose un idiotisme normand – « gagner malheur » – qui lui est venu aux lèvres lors de la scène effectivement traumatisante. Il semble que le propos d'Annie Ernaux soit assez fidèle à celui de Freud, qui faisait naître de la prise de conscience par l'enfant de l'infériorité sociale des parents tous les fantasmes du roman familial. À partir de là, cependant, les parcours divergent. Si Freud a sexualisé le social, Annie Ernaux socialise le sexuel. On comprend alors pourquoi la scène de violence débouche sur la minutieuse anatomie d'une école religieuse provinciale. Dans l'apparente égalité d'une communauté scolaire percent toutes les inégalités de niveaux de vie ou d'appartenance qui font les inclusions et les exclusions, les reclassements ou les déclassements. La sexualité apparaît bien fade, comparée à ces pulsions féroces de l'ambition, de l'oppression et de la révolte. Le sommet littéraire de La Honte se trouve dans la relation d'un pèlerinage de groupe à Lourdes, véritable allégorie de la France profonde des années 1950. Loin d'éprouver la chaleur amicale d'une Église, la petite fille découvre dans ce voyage en car le calvaire de la division sociale. Dans les humiliations contenues de son père, elle décode[...]
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Écrit par
- Jacques LECARME : professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média