LA JÉRUSALEM DÉLIVRÉE, Le Tasse Fiche de lecture
Une quête d'unité
Si La Jérusalem délivrée conserve bien l'héritage traditionnel chevaleresque de l'affrontement entre païens et chrétiens, elle le radicalise fortement. Le monde païen est caractérisé par la démesure, l'absence de frein et d'unité, même si certains ne sont pas dénués d'une valeur guerrière (Argante) ou d'une grandeur héroïque (Soliman). Les croisés sont aussi menacés par les ténèbres et la dispersion, mais ils accomplissent un parcours qui les fait tendre vers l'unité et le salut. Ils peuvent errer, c'est-à-dire se tromper, comme Renaud qui s'abandonne aux plaisirs charnels, se perdre à la fois spatialement et intérieurement, comme Tancrède et son « vain amour » pour Clorinde. Mais leur quête est initiatique et c'est dans cette démarche ascétique qu'ils dépassent leurs errements.
La magicienne Armide, aidée de Satan, entraîne les croisés sur les chemins de l'errance, vers des paradis profanes, tandis que Godefroi, secondé par Pierre l'Ermite et Dieu lui-même, les guide vers le ciel. Le merveilleux chrétien, d'origine céleste, s'oppose donc à la magie et aux tromperies utilisées par les païens. Il se pose en bouclier des forces diaboliques.
C'est ce chemin vers l'unité qui oriente tout le poème et qui sous-tend l'architecture de l'œuvre, d'une grande cohérence malgré la variété de ses épisodes. Cette bipolarité entre monde chrétien et monde païen n'évite pourtant pas la tension ou l'ambivalence. Certains personnages féminins païens finissent par trouver place dans la dynamique chrétienne, comme Clorinde qui se fait baptiser à sa mort par Tancrède. Tancrède rend ainsi la vie à celle à qui il vient de donner la mort, mais dans une sorte de combat amoureux : « Il touche son beau sein de la pointe de son fer/ qui s'y plonge et boit avidement son sang ;/ Et son corsage, orné de broderies d'or fin,/ Dont la douce tendresse enserrait sa poitrine,/ Il l'emplit d'un flot tiède. Elle se sent déjà/ Mourir et, défaillant, son pied vacille et cède » (Chant douzième, 64, 3-4). C'est là que Clorinde découvre à la fois son désir et la vérité chrétienne.
Le style souligne bien la tension présente. Il se traduit par la recherche de la magnificence et de la rareté, dans une octave (strophe de huit vers) tour à tour ampoulée, éloquente ou précieuse – qui a pu être qualifiée de maniériste – ou bien dans une mélodie suave, propre au lyrisme élégiaque. Le style épique doit se situer, selon Le Tasse, entre le tragique et le lyrique, et ne jamais tendre vers le style bas. Son poème, en visant à faire du poème héroïque un divertissement édifiant, se distingue donc des autres poèmes chevaleresques de Boiardo (Roland amoureux, 1494) et de l'Arioste.
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Écrit par
- Pascaline NICOU : agrégée d'italien, chargée de cours à l'université de Paris-III
Classification
Média
Autres références
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TASSE LE (1544-1595)
- Écrit par Jean-Michel GARDAIR
- 2 986 mots
- 1 média
C'est peut-être une chance unique pour nous modernes, a priori réfractaires à l'épopée mais immédiatement séduits par la sensibilité poétique du Tasse, que d'accéder à travers la Jérusalem délivrée à la dimension perdue et aux joies antiques de la grande poésie épique telle...