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LA LANGUE EST-ELLE FASCISTE ? (H. Merlin-Kajman) Fiche de lecture

La langue est-elle fasciste ?d'Hélène Merlin-Kajman (Seuil, 2003) est un de ces livres qui comptent. Pour au moins trois raisons : il apporte du neuf sur un sujet que l'on croyait rebattu – l'enseignement et la situation actuelle du français. Il ouvre aussi un débat fondamental sur la « modernité » en matière de langue : à quelle « rupture » sommes-nous en proie aujourd'hui ? La réponse est donnée par l'histoire, et occupe les cinq chapitres centraux de l'ouvrage. Enfin, l'auteur dialogue avec les plus grands observateurs de la langue, de Vaugelas à Roland Barthes. S'ajoute à cela un art de la composition doublement audacieux : les convictions affichées au départ sont reprises au terme, à la lumière de l'enquête historique conduite dans l'intervalle. Celle-ci prend elle-même figure de grand écart, sautant par-dessus trois siècles, d'« Enfin Malherbe » à « Enfin Céline ». De telles hardiesses ne vont pas sans risques : les unes et les autres portent leçon.

La position d'Hélène Merlin-Kajman est claire : le « progressisme » actuel de l'enseignement du français conduit droit à une régression des connaissances et à la mort de l'idiome. Laissant de côté la polémique, la pédagogue passe la parole à l'historienne, spécialiste du premier classicisme – celui qui freina les élans généreux, trop souvent dangereux, de la Renaissance. Malherbe se voulut puriste, non fixiste : c'est le xviiie siècle qui a faussé son message. Il entendait substituer à l'écriture luxuriante des humanistes une expression épurée selon les lois de la « civilité ». Après trois siècles d'usage et d'usure, Céline incarne le retour, vivifiant cette fois, à des modes d'expression que marquent la turbulence et l'incivilité. Avec lui, la langue française est violentée, engrossée ; elle n'est pas morte.

Ajouterons-nous que, non loin de Céline créant un style au sein de la langue reçue en héritage, un Queneau, proche de lui à tant d'égards, a tenu le français écrit pour une « langue morte » ? Dès lors, il a cru devoir inventer un « néo-français », à partir des usages parlés du français ancien. Déjà Rimbaud avait rêvé d'une « nouvelle langue », avant de fuir aux confins du silence : ainsi la modernité ne débouche pas sur une seule, mais au moins sur deux perspectives distinctes.

Reste le dialogue avec les grands de la critique. L'ouvrage, de bout en bout, met en question, au sens propre et figuré, la formule trop célèbre de Roland Barthes, prononcée lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « La langue est fasciste. » La réaction de l'historienne est double. Oui, la langue est comme fasciste toutes les fois qu'un pouvoir, intérieur ou extérieur, l'impose : elle se comporte alors en « compagne d'empire ». Ce pouvoir peut prendre diverses figures : celle de l'occupant romain imposant sa langue à la Gaule soumise ; celle de François Ier imposant sa langue – le français – à l'ensemble des actes publics ; ou celle de Louis XIV, de sa Cour et de l'Académie imposant le « bon usage » à tous ceux qui écrivent ; ou bien encore celle de Napoléon imposant ses conquêtes d'abord par les armes, puis par la langue. Derniers exemples en date : la « langue fasciste » elle-même, non plus métaphore mais fait vécu ; la « langue nazie » ; et n'oublions pas la « langue soviétique », obligeant peut-être moins à parler fort, mais condamnant à se taire à jamais.

À ces « oui » s'opposent autant de « non » : ainsi celui des hommes du xvie siècle qui fondèrent à Paris le Collège des langues ; et, au xxe, le non de tous ceux qui ont refusé le joug des puissances du jour.[...]

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