LA LOI DU MARCHÉ (S. Brizé)
Tout en peignant la banalité du quotidien, le réalisme de Stéphane Brizé sait s’attacher aux êtres qui trouvent la force de s’arracher aux contraintes et aux clichés qui gouvernent leur condition. L’émotion surgit alors d’une psychologie individuelle capable de s’affirmer contre la sociologie du groupe : une « pervenche » (Le Bleu des villes, 1999), un huissier de justice (Je ne suis pas là pour être aimé, 2004), un maçon et une institutrice (Mademoiselle Chambon, 2009), une vieille dame en situation de « suicide assisté » face à son « mauvais fils » (Quelques heures de printemps, 2012). Tous ces films nous présentent d’entrée de jeu des handicapés des sentiments, tristement murés dans leur incapacité à communiquer. Le regard du cinéaste va briser cette apparence grise et insuffler à ses personnages le désir de changer leurs rapports avec leur métier, et plus profondément avec l’amour ou la mort, leur permettant, de retrouver l’estime de soi.
Une fiction sociale
La Loi du marché s’inscrit précisément dans l’esprit et l’ambition de cette œuvre. Mais en durcissant, dès le titre, sa description de la brutalité du monde et d’une violence sociale devenue intolérable, l’auteur force son personnage à mener continûment une lutte pour sa survie et le respect de la condition humaine. Afin d’obtenir un CDI, un chômeur de longue durée peut-il tout accepter ? Stéphane Brizé pose la question en humaniste, s’attachant à Thierry, incarné avec une justesse bouleversante par Vincent Lindon (prix d’interprétation masculine au festival de Cannes 2015). Il modifie en outre son style, privilégiant une mise en scène audacieuse (ce qu’il n’avait plus fait depuis Entre adultes, 2006), afin d’éviter le naturalisme mélodramatique que le sujet risquait d’imposer. Affirmée comme telle par l’emploi d’une vedette et le recours au cinémascope, la fiction sera néanmoins racontée à la manière d’un documentaire, confrontant Vincent Lindon à des non-professionnels. L’intimité du personnage fictif se voit ainsi mise « en écho avec le politique et le social » (entretien avec S. Brizé, Positif, juin 2015).
Dès lors, l’acteur ne sera pas seul contre tous, mais bien au contraire avec des gens rencontrés lors des mois passés par le réalisateur sur les lieux de l’action : hypermarché, agence Pôle emploi, entreprises. Cette rencontre dans un même plan cinématographique permet de présenter sans manichéisme personnes et emplois (caissières, agents de sécurité) insérés dans une hiérarchie du pouvoir où ils occupent une place, qu’ils le veuillent ou non. L’humiliation fournit le lien entre la première partie du film, qui raconte le calvaire vécu par Thierry tout au long de ses recherches d’emploi, et la seconde où, lorsqu’il a été embauché comme agent de sécurité dans un hypermarché, ce sont cette fois les autres qui se trouvent humiliés sous ses yeux. Signe de ce renversement de perspective, le moment où Thierry découvre sur les écrans de contrôle les allées et venues des consommateurs, vus comme des voleurs potentiels. Stéphane Brizé filme exclusivement du côté des victimes, d’une humanité souffrante, résignée et piégée par une lourde fatigue.
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Écrit par
- René PRÉDAL : professeur honoraire d'histoire et esthétique du cinéma, département des arts du spectacle de l'université de Caen
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