LA MAISON CINÉMA ET LE MONDE 1. (S. Daney)
Dans l'histoire de la critique cinématographique française, Serge Daney (1944-1992) occupe, à une génération d'écart, une place en tous points comparable à celle tenue par André Bazin, aîné dont il prit en quelque façon la relève symbolique en achetant à l'âge de quinze ans, quelques mois après la disparition prématurée de celui qui en fut le plus célèbre représentant, son premier exemplaire des Cahiers du cinéma. « C'était le numéro 99. Spécial Lang. On utilisait un vocabulaire compliqué et hautain pour parler des films américains de Lang, très méprisés à l'époque par la critique „sérieuse“. Cet aristocratisme paradoxal me plut. » Serge Daney allait rester fidèle à cette séduction initiale : de lecteur, il devint rédacteur, puis, comme Bazin, rédacteur en chef de la revue. Toujours à l'exemple de son prédécesseur, il ne se contenta pas de livrer le fruit de ses réflexions à une publication jugée élitiste à tort ou à raison, mais collabora étroitement à Libération, en donnant des reportages, des chroniques sur le cinéma à la télévision, ou encore sur le tennis à Roland Garros. Surtout, le critique exerça un magistère sans partage qui connut une manière d'assomption à la fin de sa vie, à travers la publication d'ouvrages chez P.O.L., la fondation de la revue Trafic (qui lui a consacré en 2001 un numéro spécial), et les émissions de télévision, dont les retombées restent très vivaces.
L'autorité du critique, ses infernaux monologues, son radicalisme non exempt de terreur aboutiraient à l'établissement d'une quasi-certitude : ultime représentant de la lignée majeure de la cinéphilie française, ayant vécu l'amour du cinéma et sa brutale remise en cause, épousant la course fragile d'un art qui dura à peine un siècle, Daney s'identifiait au cinéma, le racheta in fine – et mourut avec lui. La forte dimension symbolique d'un tel parcours est trop souvent oblitérée, et les remarques de bon sens (le cinéma continue, on fait toujours des films et parfois d'excellents) tombent souvent plus juste que la psalmodie du credo. Il existe cependant une vérité-Daney qui mérite l'attention de la lecture, et justifie amplement la publication des œuvres complètes sous le titre général de La Maison cinéma et le monde.
Le premier volume, Le Temps des « Cahiers », 1962-1981 (P.O.L., 2001), est à cet égard d'une importance capitale. Les textes réunis ici par Patrice Rollet, et qui couvrent les vingt premières années de l'activité critique, démontrent précisément que la réalité d'un texte est incommensurable à la diffusion d'une vulgate. Frappent tout d'abord la précocité et la maturité d'un auteur qui trouve d'emblée ses marques. Outre les premiers essais écrits à dix-huit ans pour l'éphémère Visages du cinéma – notamment une très belle étude sur Rio Bravo, premier éblouissement cinéphilique – l'intérêt se porte vite sur les textes publiés dans les Cahiers dès 1964-1965, à la suite du voyage accompli avec Louis Skorecki en terre hollywoodienne, d'où les deux compères ramenèrent des entretiens (avec Hawks, Sternberg, Keaton, McCarey, Jerry Lewis et Jacques Tourneur) qui leur servirent de viatique pour écrire dans le saint des saints : « C'est dire combien à l'époque, avoue Daney en 1977, nous nous définissions à peu près uniquement par rapport au cinéma américain en prenant pour un sommet ce qui était son crépuscule. » Les textes les plus intéressants sont précisément consacrés aux cinéastes d'une génération intermédiaire (Jerry Lewis, Blake Edwards, Richard Quine) qui tentèrent de relancer la machine-cinéma de l'intérieur, après l'effondrement du système des studios. La réévaluation de certains maîtres oubliés (Allan Dwan, Preston Sturges)[...]
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Écrit par
- Marc CERISUELO : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée
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