LA MALADIE DE LA MORT (M. Duras)
Créée à la Schaubühne de Berlin en 1991, dans une traduction de Peter Handke, la mise en scène de La Maladie de la mort par Robert Wilson a dû attendre sa reprise au Théâtre Vidy-Lausanne, en 1996, pour être jouée dans le texte original de Marguerite Duras. Cette seconde version du spectacle, semblable à la première dans son dessin général, mais différente grâce à l'apport personnel des interprètes, a ensuite effectué une longue tournée européenne, dont une halte attendue de plusieurs semaines à la MC93 Bobigny, dans le cadre du Festival d'automne de 1997.
Curieuse affiche que celle-ci, qui met en présence un monstre sacré du cinéma et du théâtre, Michel Piccoli, incarnation du séducteur, ici dans le rôle d'un homosexuel qui paie une femme pour connaître son corps, et une danseuse-chorégraphe, Lucinda Childs, collaboratrice de Wilson depuis le milieu des années 1970 et rompue au formalisme de son vocabulaire. Sont aussi rapprochés, de manière plus singulière, deux univers autonomes jusqu'à l'autarcie, celui d'un artiste de la scène cherchant à défaire un texte en images et celui d'un écrivain qui n'a cessé de déplorer que l'image visible appauvrisse l'imaginaire verbal.
Ce rapprochement, pourtant, recèle une profonde sympathie, articulée à l'égale densité de l'image wilsonienne et du texte durassien, ainsi qu'au refus commun de l'émotion psychologique et de la représentation traditionnelle. Le théâtre de voix prônée par l'une, les constructions graphiques et les séquences gestuelles élaborées par l'autre se nouent dans l'oubli délibéré de l'illustration, dans la transparente résistance de strates visuelles et textuelles à ce point irréductibles que le seul rapport possible entre elles est de n'en pas avoir. Texte et image sont alors cantonnés dans un devenir solitaire, selon une configuration qui reflète au niveau esthétique l'intimité de l'absolue séparation à laquelle sont voués l'homme et la femme du récit, unis quelque temps par la volonté de celui-ci, mais à jamais isolés par sa maladie : l'impossibilité d'aimer.
Le texte est partagé en sept tableaux entre lesquels s'immiscent des interludes en solo, muets pour la plupart, légers comme des respirations ou pathétiques comme des ruptures, qui se jouent sur une étroite passerelle devant le rideau noir. Au fil du spectacle, on verra l'espace de la mer s'agrandir sur la toile peinte, le motif triangulaire s'inverser par symétrie, puis le vaste horizon du cyclorama se découvrir, abstraction translucide dont se détachent à contre-jour les silhouettes des deux interprètes. Pour dire le texte, leurs voix sonorisées vont se croiser, se relayer, se répéter, se superposer, sans obéir à une répartition systématiquement dialoguée ou strictement sexuée. Parfois, certaines inflexions ascendantes de Michel Piccoli donnent à la courbe mélodique le ton d'une interrogation désemparée, tandis que les pointes d'accent américain de Lucinda Childs perturbent l'entendement de leur étrangeté. Des fragments préenregistrés se glissent dans la trame sonore, des effets de réverbération nappent le discours, des saillies viennent au contraire en pointiller le lissé : des cris, des rires, des exclamations à l'orée de la jouissance animale. Et les mailles du tissu vocal de s'entremêler plus avant à tout un paysage sonore où affleurent à intervalles irréguliers le ressac des vagues, le piaillement des mouettes, des morceaux instrumentaux, et même le « Casta Diva » de Bellini, mimé en play-back par Michel Piccoli – citation directe des Yeux bleus cheveux noirs, où Marguerite Duras avait mis en variation la thématique de La Maladie de la mort.
Par-dessus tout, le clivage entre l'homme et la femme touche à l'espace visuel. S'ils[...]
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Écrit par
- Frédéric MAURIN : agrégé de l'Université, maître de conférences à l'université de Caen
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