LA MARCHE DE RADETZKY, Joseph Roth Fiche de lecture
Une marche à l'abîme
Une dernière fois, dans les instants qui précèdent sa mort, Carl Joseph se souviendra de la marche de Radetzky : « Il était sur le balcon de la maison paternelle. En bas, la musique militaire jouait. » Cette célèbre marche composée par Johann Strauss père commémorait la victoire du maréchal Radetzky, chassé de Lombardie par la révolution de 1848, sur l'armée sardo-piémontaise, à Custozza, en juillet 1848. La répression brutale des mouvements nationaux et révolutionnaires de 1848 avait été la dernière grande victoire des Habsbourg... Depuis lors, l'histoire n'avançait pour eux qu'en decrescendo. Ce leitmotiv du roman de Joseph Roth résonne dans les premières pages sur le mode triomphal, sous le balcon de la résidence du préfet von Trotta. Il revient ensuite, joué sur le piano désaccordé d'une maison close, puis dans la taverne où Carl Joseph von Trotta passe la nuit avec son ami le médecin major Max Demant, un juif assimilé en butte à l'antisémitisme, qui mourra le lendemain, au cours d'un duel.
L'effondrement de la monarchie et la décadence de la famille Trotta vont de pair, comme le voit bien le préfet von Trotta : « L'Empereur ne peut pas survivre aux Trotta ! se disait le préfet. Il ne peut pas leur survivre ! Ils l'ont sauvé, et lui, il ne leur survit pas. » L'histoire semble animée par la pulsion de mort. L'ordre que l'Empereur s'efforce de maintenir par des actions rituelles (défilés, processions, cérémonies d'anniversaire, célébrations) et que le préfet défend de la même manière dans sa circonscription ne pourrait perdurer que si tout changement était exclu, si la marche du temps était suspendue, si l'Empereur et le préfet, vieillards d'une robustesse et d'une longévité quasi fabuleuses, remportaient leur combat quotidien contre l'âge et contre la mort. Mais celle-ci domine toute La Marche de Radetzky. Cette danse macabre atteint son sommet avec le décès de François-Joseph Ier, représenté de manière saisissante dans les dernières pages du roman, qui marquent aussi le gouffre dans lequel sombre la civilisation européenne.
Peu de monuments littéraires aussi émouvants ont été érigés à la mémoire de la Belle Époque de l'Europe centrale détruite par la Première Guerre mondiale. C'est bien le « mythe habsbourgeois » dont Joseph Roth donne ici une des versions les plus puissantes. Mais il ne s'agit là ni d'un mythe embelli, ni d'une tentative de réhabilitation idéologique. Le requiem composé par Joseph Roth pour un monde défunt ne promet en fait ni repos ni résurrection.
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Écrit par
- Jacques LE RIDER : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
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