LA MARE AU DIABLE, George Sand Fiche de lecture
Écrire le peuple ?
Tout en revendiquant l’héritage des Bucoliques et des Géorgiques de Virgile et de la pastorale du xviie siècle, George Sand propose avec La Mare au diable une approche nouvelle, récusant autant la vision réaliste et répulsive du Balzac des « scènes de la vie de campagne » que le point de vue politique et social qui était le sien dans Jeanne et Le Meunier d’Angibault. Sans méconnaître la dureté du monde des paysans, elle fait ici le choix de les sublimer, contre l’habituelle « peinture d’épouvante et de menace ». Cette volonté de faire d’humbles laboureurs des héros à part entière, de les placer au premier plan et de leur donner la parole, se heurte pourtant à un obstacle majeur : l’ignorance, l’analphabétisme, voire l’obscurantisme, des protagonistes, incapables d’accéder à la conscience d’eux-mêmes, a fortiori de l’exprimer. Convaincue de l’éducabilité des classes populaires, Sand ne s’en trouve pas moins confrontée à un enjeu à la fois esthétique et éthique : traduire sans trahir.
Il s’agit d’abord de passer de l’oral à l’écrit : « Quoique paysan et simple laboureur, Germain s’était rendu compte de ses devoirs et de ses affections. Il me les avait racontés naïvement, clairement, et je l’avais écouté avec intérêt. Quand je l’eus regardé labourer assez longtemps, je me demandai pourquoi son histoire ne serait pas écrite. » Mais ce récit, fait dans une langue devenue inintelligible, non par manque, mais au contraire, par excès de pureté (« ces gens-là parlent trop français pour nous »), ne saurait être transcrit tel quel : « C’est une véritable traduction qu’il faut au langage antique et naïf des paysans de la contrée que je chante (comme on disait jadis). »
La structure narrative sera donc celle d’un conte populaire et d’un récit initiatique. Dans un décor à la fois réel et symbolique, tout empli de croyances et de légendes, les deux personnages, partis en quête l’un d’une femme l’autre d’un emploi, réussiront à surmonter l’épreuve d’une nuit passée dans un « hors lieu » mystérieux et effrayant, qui les transformera en les révélant à eux-mêmes et l’un à l’autre. D’abord confronté à des sentiments qui lui échappent, Germain apprend peu à peu à les saisir et à les formuler, grâce en partie à la finesse de Marie qui fait ici office de guide, comme si sa féminité, aux yeux de Sand, la plaçait d’emblée à un stade plus avancé de civilisation. C’est bien en somme cette émancipation culturelle collective du peuple qu’elle appelle de ses vœux, que Sand met ici en fiction. Et, s’il lui faut bien en passer par une transposition et une traduction, ses scrupules la conduisent à bannir résolument toute sophistication stylistique au profit d’une écriture dépouillée, qui se veut la plus fidèle possible à la simplicité du récit de Germain. Mais commandée par la double exigence, en partie contradictoire, d’authenticité et de glorification, elle refuse également la tentation, lorsqu’il s’agit de faire parler les personnages, d’une pure et simple transcription qui renverrait à une étrangeté pittoresque. L’auteure a parfaitement résumé cet enjeu en introduisant ainsi l’histoire de François le Champi : « Raconte-la moi comme si tu avais à ta droite un Parisien parlant la langue moderne et à ta gauche un paysan devant lequel tu ne voudrais pas dire une phrase, un mot où il ne pourrait pas pénétrer. »
Ces scrupules expliquent la prolifération des textes qui entourent le récit proprement dit : une notice, deux chapitres et un long appendice ! Ce dernier, véritable étude ethnologique des noces de campagne dans le Berry, a pour fonction, comme pour excuser l’inévitable transposition littéraire du récit de Germain, de mettre en avant l’existence d’une véritable culture paysanne, quitte,[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Média