Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

LA MONTAGNE MAGIQUE, Thomas Mann Fiche de lecture

Une danse macabre

Thomas Mann parvient aussi dans ce roman à donner un relief particulier à des événements personnels ou familiaux : sa femme Katia fut effectivement patiente d'un sanatorium à Davos en 1912, et l'écrivain lui-même faillit bien céder à l'enchantement. Plus profondément, La Montagne magique constitue un chapitre essentiel de la relation conflictuelle de Thomas Mann avec son frère Heinrich : la croyance au progrès, le culte des Lumières et la confiance en une civilisation fondée sur « l'esprit critique » sont autant de valeurs communes à l'auteur de L'Ange bleu et à Ludovico Settembrini, premier mentor de Hans, dont la verve latine paraît confirmer a contrario les thèses des Confessions d'un apolitique qui opposaient la Réforme à la Révolution française, et plus largement la germanité et la latinité. Mais le roman de 1924 complique et dialectise ces thèses, notamment avec l'introduction du personnage du professeur Leo Naphta, mauvais lecteur de Nietzsche et contradicteur de Settembrini auquel échappe souvent l'ironie de ce dernier, en particulier quand il se fait l'avocat de la maladie et de la décadence. Le vertige de l'auditeur Hans Castorp est aussi celui du lecteur. Il est encore accentué par l'introduction d'un nouveau protagoniste, Mynker Peeperkorn, un Néerlandais, personnage haut en couleur, dont le « vitalisme » contraste avec la fragilité du personnage principal. Il apparaîtra cependant comme un ultime leurre, en mettant fin à ses jours après la séquence dionysiaque du carnaval qui réunira Hans Castorp et Clawdia Chauchat : « Peeperkorn était couché sous la couverture en soie rouge, dans sa chemise de tricot, comme Hans Castorp l'avait souvent vu. Ses mains étaient enflées et d'un bleu qui tournait au noir ; il en était de même de certaines parties de sa figure. [...] Les lèvres à la déchirure amère étaient entrouvertes. Le bleuissement indiquait un arrêt brusque, un enrayement violent et apoplectique des fonctions vitales. » La jeune femme est le véritable emblème du Berghof : ses manières négligées, sa nonchalance et sa sensualité sont comme les saillies de l'érotisme lascif qui émane du lieu – et la maladie, aussi indubitable qu'insoupçonnable dans son cas, ne fait qu'accroître le trouble.

L'humour de Thomas Mann prend ici sa source dans le choc du caractère latent, voire inapparent, de la maladie avec sa brutalité de la révélation scientifique (elle-même loin d'être infaillible). Il prend un tour aimablement macabre dans certains passages proprement hallucinants où la fiction rejoint la réalité : l'évacuation des cadavres par la piste de bobsleigh est un « détail » qui ne s'invente pas. Hans Castorp rejoint son temps de façon similaire avec le « coup de tonnerre » qui marque le début de la Grande Guerre. Les sept ans de réflexion n'auront pas été vains : ils auront fait comprendre au héros que le temps – vécu, projeté, à venir – est la substance de nos vies, qu'il est, pour citer Settembrini, « un don des dieux, accordé à l'homme afin qu'il en tire parti [...] au service du progrès de l'humanité ».

— Marc CERISUELO

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée

Classification

Média

Thomas Mann - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Thomas Mann

Autres références

  • MANN THOMAS (1875-1955)

    • Écrit par
    • 7 079 mots
    • 1 média
    Le « tissu musical » de La Montagne magique intègre l'abstraction inhumaine des joutes d'idées entre les deux « pédagogues » se disputant l'âme du jeune Allemand moyen Hans Castorp – Naphta le dialecticien obscurantiste et Settembrini le rationaliste candide – au réalisme fantasmagorique né de l'évocation...