LA MORT À VENISE, Thomas Mann Fiche de lecture
De Venise à la Grèce
Court roman ou longue nouvelle associant, comme toujours chez Thomas Mann, analyses psychologiques et réflexions philosophiques, La Mort à Venise se présente, au fil de ses cinq chapitres qui évoquent la structure d’une tragédie, comme le récit d’un enchaînement fatal. Avant même que ne se noue l’intrigue, l’étrange apparition, au cimetière, de l’homme au chapeau de Manille est un premier signe, qui sera suivi de plusieurs autres, prémonitoires : la rencontre sur le bateau, au milieu de jeunes gens, d’un « horrible vieux beau » maquillé pour dissimuler son âge ; l’apparence de la gondole qui l’emmène au Lido (« d’un noir tout particulier comme on n’en voit qu’aux cercueils »)… Au « faux-été » orageux de Munich répond la touffeur humide et malsaine, portée par « le souffle tiède du Sirocco » venu d’Orient, d’une Venise maladive (« ciel et mer restaient chargés et livides »). Dans ce jeu de correspondances où semblent se multiplier les figures annonciatrices d’un destin tragique, la cité des Doges joue évidemment un rôle central. À la fois cause et métaphore de la chute d’Aschenbach, alliance de splendeur et de pourriture, de noblesse et de vulgarité, elle est l’expression d’une magnificence aristocratique atteinte d’un mal intérieur qui la ronge.
Mais si Venise est bien plus que le décor du récit, la Grèce antique en constitue manifestement l’espace mental, comme l’attestent les nombreuses références aux mythes, à l’art et à la philosophie helléniques : Tadzio est nommé « petit Phéacien », à la « tête d’Eros aux reflets jaunâtres de marbre de Paros » ; Eos (l’aurore) et les chevaux d’Hélios (le soleil) sont évoqués pour décrire le lever du soleil ; les citations de Plutarque et Homère abondent, comme les méditations autour de la philosophie platonicienne. Cette omniprésence de la culture grecque, particulièrement dans le chapitre IV, qui est celui de l’abandon à l’ivresse amoureuse, a pu être interprétée comme une sorte de caution intellectuelle destinée à redonner aux yeux mêmes d’Aschenbach une certaine noblesse au retour triomphal des instincts et à l’envahissement – vécu comme honteux – de l’esprit par le corps. En forçant le trait, et en convoquant un autre champ philosophique, Aschenbach serait ici confronté à une sorte de « retour du refoulé », les pulsions libidinales longtemps contenues par l’ascèse du travail se trouvant libérées à l’occasion de ce voyage impromptu, parenthèse fatale dans la routine d’un écrivain embourgeoisé… En ce sens, l’appel aux mœurs grecques aurait pour fonction d’euphémiser le caractère doublement interdit et transgressif – âge et sexe – du désir pédérastique du vieil homme.
Si cette vision non dénuée d’ironie semble par moments accréditée par le narrateur, les longues dissertations à partir des dialogues platoniciens consacrés au beau et à l’amour – Phèdre, LeBanquetet la fin dePhédon – conduisent à une autre lecture nullement incompatible avec la précédente, mais répondant davantage aux préoccupations avant tout esthétiques de Thomas Mann. Sans jamais être mentionnée explicitement, la tension dialectique entre les forces apolliniennes (faites d’ordre, de raison, de clarté…) et dionysiaques (où dominent l’excès, la sensation, l’ivresse…), décrite par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie(1872), est au cœur de La Mort à Venise. Dès le début de la nouvelle, Mann fait le portrait d’un écrivain au faîte de la gloire et cependant en crise, un artiste dont le temps, le succès, mais surtout la conception de la vie et de l’art rejetant la sensibilité et les affects au profit de la rationalité et de la maîtrise, ont bridé la puissance créatrice. Cette impuissance, ou du moins cette limite, vient se rappeler à l’écrivain à la vue de la beauté[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
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