LA MORT DE DANTON et LENZ, LÉONCE ET LENA (mises en scène)
Comment expliquer l'insistante présence de Büchner sur les scènes françaises, notamment lors de la saison 2001-2002 ? Comment expliquer par ailleurs la transposition à la scène de Lenz, ce récit de l'errance du poète allemand dans les vallées vosgiennes ? Pour le dire autrement : à quoi tient la modernité de Büchner ? Quelle réflexion sur le « dramatique » suscite-t-elle ? Sans évoquer toutes les mises en scène récentes, on s'arrêtera à celle de La Mort de Danton par Georges Lavaudant au Théâtre de l'Odéon, et à celle de Lenz, Léonce et Lena par Matthias Langhoff à la Comédie-Française.
Büchner est moderne, répond Langhoff, parce que la société dans laquelle il a vécu, « celle de l'Europe de l'après-congrès de Vienne [...] ressemble étrangement à la nôtre par la volonté des grandes puissances d'instaurer un nouvel ordre mondial ». À cette stratégie politique, Büchner répondrait par une esthétique de la fragmentation, du non-linéaire. Fort de cette lecture, Matthias Langhoff s'emploie, dans la lignée de ses mises en scène baroques où un génial bric-à-brac renouvelait l'interprétation des textes, à monter en contrepoint Léonce et Lena, qui ressortit à la comédie, et Lenz, court récit inachevé. Aucun lien apparent n'unit a priori les deux textes : d'un côté, une intrigue fantaisiste, dont le héros, Léonce, est le prince d'un royaume dérisoire que son père veut marier à la princesse de Pipi, Lena ; de l'autre, l'histoire authentique, racontée à la troisième personne, du séjour du poète Lenz à Waldbach, avant son internement à Strasbourg. Langhoff approfondit cette juxtaposition, soulignée par la disparité des costumes de Catherine Rankl et une mosaïque de décors : il en résulte un montage d'images sorties d'un illustré ou d'un conte, de visions urbaines et ultra-contemporaines (les colonnes de Buren, un quai de métro où se pressent des silhouettes en imperméable), et d'un film d'amateur – tourné par Langhoff lui-même – projetant en préambule et en conclusion des vues des Vosges et d'une plage du Sénégal. Outre cette incohérence cohérente parce qu'on y décèle un parti pris esthétique, on saluera le choix du mélange des genres opéré par Matthias Langhoff directeur d'acteurs : jeu tout en dérision subtile d'Alain Pralon (le roi), facétie virtuose de Denis Podalydès, qui interprète quatre personnages à la fois, inénarrables figurines. Mais cela ne suffit pas, ici, à nous rendre proche Büchner. D'abord, parce que Lenz, dans son contrepoint avec Léonce et Lena, y perd en émotion ; ensuite, parce que le choix de la juxtaposition nuit trop souvent à la compréhension de deux textes limpides à la lecture – quand bien même, on le sait, Léonce et Lena est un patchwork de citations, mêlant Shakespeare, Musset...
L'esthétique déréalisante de Langhoff touche pourtant à quelque chose d'essentiel, propre à Büchner et qui nous le rend réellement contemporain, que Georges Lavaudant capte autrement dans sa mise en scène de La Mort de Danton. Ce quelque chose, on le nommera « polyphonie ». Car, comme le rappelle, dans son essai Le Théâtre de Georg Büchner, un jeu de masques (Circé, 2002), Jean-Louis Besson, traducteur avec Jean Jourdheuil du texte de la pièce, Büchner entérine une crise de la tragédie qui correspond à un refus de l'héroïsation et d'une « parole privilégiée » jusqu'alors dominante. Si, dans La Mort de Danton, la sympathie porte davantage sur le personnage de Danton (effet accusé par le jeu tranchant de Gilles Arbona, Robespierre), il reste que l'on entend toutes les voix : celles, publiques et historiques, de Robespierre ou de Saint-Just ; celles, imaginaires mais également audibles et absolument réalistes, de la prostituée, du citoyen[...]
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Écrit par
- Anouchka VASAK : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers
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