LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE, Friedrich Nietzsche Fiche de lecture
Dans la première édition de 1872, cet ouvrage de Friedrich Nietzsche (1844-1900) s'intitulait La Naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique. En 1886, trois ans après la mort de Richard Wagner et plus de dix ans après sa rupture avec le maître de Bayreuth, Nietzsche, parvenu à la pleine maîtrise de son propre système de pensée, intitulera la deuxième édition La Naissance de la tragédie, ou Hellénité et pessimisme. Nouvelle édition avec un essai d'autocritique. Cette Préface « autocritique » de 1886, que le philosophe reprendra pour l'essentiel dans son autobiographie intellectuelle Ecce homo, témoigne d'une parfaite lucidité. Elle met en perspective la Préface à Richard Wagner de 1872. Il faut noter aussi que le frontispice de 1872 – une vignette représentant Prométhée délivré de ses chaînes –, ne fut pas repris dans l'édition de 1886.
L'œuvre d'art à la lumière du religieux
Sur un sujet des plus classiques de la philologie, que Nietzsche avait lui-même abordé plusieurs fois, depuis 1870, dans ses enseignements à l'Université et au Lycée cantonal de Bâle le brillant élève du philologue Friedrich Ritschl publiait un livre fort peu universitaire : relativement court, malgré l'ampleur des thèmes traités, sans notes, écrit dans un style flamboyant et par endroits polémique. En fait, comme la Préface de 1872 le suggérait, il s'agissait d'un manifeste wagnérien (la même année, la première pierre du futur théâtre des festivals avait été posée à Bayreuth). Le lecteur avait affaire à une étude d'histoire de la littérature et d'histoire des religions. Nietzsche interprète en effet les personnages de la tragédie (dont le modèle est pris chez Eschyle et chez Sophocle) comme des masques de Dionysos ; il identifie le tragique et le dionysien, les opposant à l'apollinien, et faisant d'Apollon et de Dionysos deux principes cosmologiques et anthropologiques qui entrent en contradiction. L'appel à une renaissance culturelle du monde allemand va de pair avec une profession de foi « néo-païenne ».
Fidèle à l'inspiration de Schopenhauer, dont il avait eu la révélation en 1865, à Leipzig, en lisant Le Monde comme volonté et comme représentation, Nietzsche interprétait l'art comme la seule justification de l'existence et du monde. Mais chez Schopenhauer, l'art est un remède aux souffrances infligées à l'individu par la volonté du monde. Chez Nietzsche, il devient un stimulant qui donne la force d'affronter et d'assumer le devenir, la contradiction inscrite dans « l'Un originaire », qui sont des sources de souffrance. Ce constat « pessimiste » ne conduit pas, chez lui, à la quête apaisante du non-être (ce serait la « voie bouddhique »), mais à la recherche d'une transmutation de la souffrance en plaisir esthétique que permet en particulier cette « synthèse des arts » (poésie, musique, arts plastiques) qu'était la tragédie grecque et que renouvelle « l'œuvre d'art totale » de l'avenir, dont Wagner a donné le modèle avec Tristan : « L'homme n'est plus artiste, il est devenu œuvre d'art : ce qui se révèle ici dans le tressaillement de l'ivresse, c'est, en vue de la suprême volupté et de l'apaisement de l'Un originaire, la puissance artiste de la nature tout entière. »
L'hypothèse d'un lien originaire entre le culte de Dionysos et la naissance de la tragédie attique, présentée par Nietzsche comme une évidence indiscutable, était fragile et ne résiste pas à la critique historique et philologique. En revanche, l'idée que l'art et la littérature, dans la civilisation européenne – et peut-être dans toute civilisation –, naissent du culte religieux n'a rien perdu de sa force de conviction et de séduction. Sur un autre point[...]
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Écrit par
- Jacques LE RIDER : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
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