LA NAUSÉE, Jean-Paul Sartre Fiche de lecture
Dans La Force de l'âge, Simone de Beauvoir, à qui est dédié le livre, écrit que Sartre avait voulu avec La Nausée « exprimer sous forme littéraire des vérités et des sentiments métaphysiques ». Difficile projet qui aurait pu donner un roman à thèse, un plaidoyer déguisé en récit afin de faire passer des « idées » à des lecteurs peu préparés à les recevoir de façon directe. Pour trouver une forme plus acceptable et plus personnelle, Sartre a dû travailler quatre ans durant, de 1933 à 1937, à la rédaction et aux corrections de ce livre, d'abord important manuscrit intitulé Melancholia, refusé par la N.R.F. en 1936, accepté sous ce titre en 1937, avant de paraître sous celui de La Nausée en 1938 chez Gallimard.
À cette date, Sartre a découvert la phénoménologie de Husserl. Il a travaillé sur la « contingence » qui va être au centre de sa philosophie existentialiste et dont les analyses culmineront dans L'Être et le néant (1943). Il a déjà rédigé La Transcendance de l'ego (1933-1934), L'Imaginaire (1934) et publié L'Imagination (1936). Outre des essais littéraires de jeunesse, c'est avec La Nausée qu'il fait véritablement son entrée dans la littérature.
L'ouvrage sera diversement accueilli, avant d'être traduit dans une trentaine de langues. On lui reprochera « la grossièreté de son vocabulaire », les sophistications de ses analyses philosophiques (« Sartre a fait descendre la métaphysique dans les cafés », dira un critique). On le louera, au contraire, pour avoir procédé à des analyses qui « se situent au niveau de profondeur où se joue le drame de l'existence » (Maurice Blanchot). Georges Poulet, de son côté, y voit une « parodie du Discours de la méthode ».
Un roman de la conscience
La Nausée se présente comme un roman de la contestation et de la dérision de la culture et des valeurs bourgeoises. Son « héros », Roquentin, exilé à Bouville, petite ville normande dans laquelle on peut reconnaître Le Havre (Sartre, jeune agrégé de philosophie, y avait été nommé professeur en 1931), commence à rédiger son journal où il consigne les étranges changements d'humeur dont il est la proie. Il fait l'expérience d'une conscience solitaire qui, progressivement, se dépouille de ses illusions, se défait de ses attaches au monde et touche le sol aride de l'existence pure où le temps se disloque et où les choses apparaissent dans leur inquiétante réalité brute.
« Expérience métaphysique » au cours de laquelle l'existence ramenée à elle-même, dépouillée de tous ses attributs, dégagée de tout sens, s'éprouve elle-même dans sa nullité écœurante dont rien, si ce n'est la musique ou la littérature, ne peut la délivrer. C'est tout d'abord sous forme de crises, « petites crises de folie », que la nausée se manifeste. Bien vite, pourtant, Roquentin se persuade qu'il ne s'agit pas là de quelque chose de purement pathologique, mais de manifestations beaucoup plus profondes, qui touchent aux racines mêmes de son être. Des objets, les choses les plus anodines (un galet boueux, des bretelles, une pipe, la racine d'un marronnier, etc.) apparaissent alors à ses yeux comme doués d'une vie propre, tout à la fois monstrueuse et attirante, répugnante et fascinante. Avec eux, sous les yeux effrayés du héros, c'est la contingence du monde qui se révèle : « La contingence n'est pas un faux-semblant, une apparence qu'on peut dissiper ; c'est l'absolu. [...] Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter [...] : voilà la Nausée. »
Expérience riche d'ambiguïtés : si le regard du héros a mis entre parenthèses toutes les fonctions et jusqu'au nom même des choses qui apparaissent, ce n'est toutefois pas tant la réalité elle-même[...]
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Écrit par
- Francis WYBRANDS : professeur de philosophie
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