LA NOIX D'OR et LETTRES À MITA (C. Campo) Fiche de lecture
De son vivant, Cristina Campo (un des pseudonymes de Vittoria Guerrini, 1923-1977) ne publia que trois plaquettes, Passo d'addio (1956), Fiaba e mistero (1962) et Il flauto e il tappeto (1971). Ce n'est qu'à partir de 1987, avec GliImperdonabili (trad. franç. 1992) que les éditions milanaises Adelphi entreprirent de réunir une œuvre éparse et entre toutes secrète. La méditation, le poème (La Tigre Assenza, 1991, trad. franç. 1996) et l'essai y sont tour à tour convoqués, dans la quête d'une parole où se conjoindraient l'universel et le particulier, le sublime et le tangible. Empreinte d'une religiosité intransigeante, qui poussera Cristina Campo à s'éloigner de l'Église catholique après le deuxième concile du Vatican et l'abandon du latin dans la liturgie, cette recherche tourne résolument le dos aux valeurs de son siècle.
Les poèmes et les œuvres critiques de Cristina Campo se veulent « essentialistes » et, pour tout dire, foncièrement mystiques, de sorte que son exploration de la littérature obéit de bout en bout à un critère strictement hagiographique ou de total refus. Dès lors, l'essayiste se soustrait à tout jugement extérieur. Écrire constitue pour elle un pacte avec Dieu. La religiosité affichée assoit une religion de la beauté – celle dont Dostoïevsky pensait qu'elle sauverait le monde. Son écriture a toujours tendu à l'expression de valeurs tant esthétiques que spiritualistes, car, dans sa pensée, les unes et les autres se confondent avec le corps de Dieu. Nous avons donc affaire ici à un geste de pure sacralité. À tel point qu'on a pu parler à propos de Cristina Campo d'un raffinement confinant à un « calligraphisme » aristocratique. N'en viendra-t-elle pas à reprocher à Simone Weil ses penchants incurablement séculiers et son intérêt pour le rationalisme des Lumières ? Ne lisait-elle pas elle-même de « mauvais livres » plutôt que le Missel, ou le Bréviaire ? Ses lectures n'étaient-elles pas trop hétéroclites ?
De fait, dans le recueil de textes rassemblés sous le titre La Noix d'or (trad. Monique Baccelli et Jean Baptiste Para, 2006), Cristina Campo s'intéresse à la poésie religieuse d'un John Donne, à William Shakespeare, Virginia Woolf, au Journal de Katherine Mansfield, à Djuna Barnes, D'Annunzio, Borges et à d'autres œuvres situées dans les parages d'un snobisme d'exception et d'un refus du monde ostensible. Ainsi, dans sa lecture du Richard II de Shakespeare, elle s'attache à dégager le thème de la suspension provisoire de ce qu'elle envisage comme « pesanteur », en l'opposant bien évidemment à la grâce. Pour mener à bien cette recherche de la quintessence d'un Beau d'ascendance mystique, le discours du commentateur se doit de permettre d'approcher, dans une forme admirablement ciselée, un discours le plus souvent allusif, proche de l'interprétation musicale et ne tolérant aucune fausse note, le noyau spirituel d'une écriture. On peut dire que l'acte critique équivaut alors à un rite conçu comme réactivation du rayonnement spirituel inscrit dans les arts et les lettres.
On est ici au plus loin du modèle interprétatif des langages et structures qui ont distingué l'expérience critique du xxe siècle, qu'au reste Cristina Campo refuse en exaltant la figure de ceux que, dans son plus beau livre, elle désignera comme des « impardonnables » – soit des créateurs tournant le dos au monde. Selon une démarche toute baudelairienne, le refus du séculier conduit naturellement au snobisme comme forme possible de résistance.
Ce que nous dit encore Cristina Campo, c'est que, sur les sentiers d'une pietas intransigeante, seule une dévotion totale pour la beauté absolue, sous-tendue par Dieu, peut conduire aux valeurs chrétiennes[...]
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Écrit par
- Philippe DI MEO : traducteur, écrivain, critique littéraire
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