LA PENSÉE DU ROMAN (T. Pavel)
Professeur de littérature française et comparée à l'université de Chicago, Thomas Pavel a publié des essais qui ont fait date, notamment L'Univers de la fiction (1988) et L'Art de l'éloignement (1996). Avec La Pensée du roman (2003), il ne met pas en œuvre une autre histoire littéraire, sociale ou technique du roman, bien que ces dimensions soient mobilisées ponctuellement. Il cherche bien davantage comment ce genre pluriel, indéfinissable, s'est développé du xvie jusqu'au xxe siècle, et ce qu'il peut nous dire de l'homme.
« L'histoire du roman que je propose, explique-t-il, prend ses distances à l'égard de la mémoire volontariste et sélective, qui, à diverses époques, a servi les besoins polémiques des nouveaux courants. » Ce souci de « mettre en évidence le caractère coutumier du passé du roman » entraîne la mise entre parenthèses des parcours canoniques et des repères habituellement choisis, de La Princesse de Clèves à La Recherche du temps perdu en passant par Tristram Shandy. Il y a ici la volonté moins de rompre en visière avec les données de l'histoire littéraire traditionnelle que de réaffecter à l'histoire du genre ce qui en est généralement écarté : une « mémoire du roman » dont les exemples les plus pertinents, qu'ils relèvent du roman hellénistique, de la nouvelle sérieuse ou de la pastorale en prose, semblent n'être plus réservés qu'aux seuls spécialistes.
L'introduction pose la question de la méthode. Les précédents sont prestigieux : Auerbach, Lukács, Bakhtine, pour n'en citer que quelques-uns. Thomas Pavel soumet ces analyses à une lecture critique attentive, en recourant à des concepts qui en appellent davantage à la philosophie classique qu'aux sciences humaines : ce sont l'individu, le monde, la norme morale, se déclinant en rapport de l'individu à la norme et au monde. Car le roman est pour Pavel « le premier genre qui arrive à concevoir l'univers en tant qu'unité transcendant la multiplicité des communautés humaines ». Il raconte essentiellement « l'individu saisi dans sa difficulté à habiter le monde ». Mettre à jour la « pensée du roman », c'est alors retracer cette aventure sublunaire, explorer les formes pratiquées par les écrivains, ainsi que le type d'intrigue, la nature des personnages et le cadre de l'action. Car, à la différence du théâtre ou de l'épopée, la singularité de ce genre, et par là même aussi le sens de sa vitalité, sont d'avoir échappé au cours de son histoire à la normalisation esthétique et à l'imitation de modèles.
Cette histoire se développe en quatre temps que Thomas Pavel définit comme « la transcendance de la norme », « l'enchantement de l'intériorité », « la naturalisation de l'idéal » et « l'art du détachement ». Aux xvie et xviie siècles, l'homme est confronté à un monde gouverné par la transcendance. Mais la multiplicité de sous-genres, comme la nouvelle sérieuse ou le roman picaresque, avancent déjà d'autres réponses que l'idéalité. La pensée du roman sera constamment marquée par cette tension entre idéalisme et scepticisme. Le xviiie siècle, en faisant de l'intériorité et du sentiment une nouvelle norme, va véritablement porter le roman vers son avenir, avec la ligne idéaliste qui part de Richardson et de Rousseau et celle, ironique, qui trouve son origine chez Fielding. Le xixe ne sera pas sans renouer, dans les œuvres du premier romantisme, avec les idéalités des romans hellénistiques. Toutefois, il place au centre de ses préoccupations la rencontre de l'individu et du milieu social, avec comme référent le roman historique de Walter Scott. Enfin, la modernité entre en rupture avec le monde. Libérant du même coup l'individu des normes,[...]
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Écrit par
- Jean-Didier WAGNEUR
: critique littéraire à la
N.R.F. et àLibération
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