LA PESTE (A. Camus) Fiche de lecture
Un livre « à plusieurs portées »
La fortune – bonne et mauvaise – de La Peste tient beaucoup au contexte de sa parution, dans l’immédiat après-guerre. Camus a pu écrire dès 1942 dans ses carnets : « Je veux exprimer au moyen de la peste l’étouffement dont nous avons souffert et l'atmosphère de menace et d’exil dans laquelle nous avons vécu. » Les lecteurs de l’époque ont parfaitement saisi les allusions transparentes à la période qu’ils venaient de traverser, et ont su identifier, à travers les réactions des différents personnages, un éventail des attitudes face à l’Occupation, de la pure et simple collaboration (Cottard) à la résistance, précoce (Rieux) ou plus tardive (Tarrou, Grand, Rambert…), en passant par la tentation de « regarder ailleurs » (le père Paneloux).
Cette « représentation d'un emprisonnement par un autre », pour reprendre les termes de la citation de l’écrivain Daniel Defoe placée en épigraphe du roman, n'a pas manqué de susciter de vives réactions. Parce qu’il comparait le nazisme, phénomène assignable à des causes politiques, économiques, sociales ou culturelles, à une épidémie de peste surgie de nulle part, on a pu reprocher à Camus d'en négliger les conditions historiques d’apparition. À plus forte raison lorsqu’il lui confère une dimension existentielle, comme on le lit dans cette même note de 1942 : « Je veux du même coup étendre cette interprétation à la notion d’existence en général. »
Il reste que, comme Camus s'en est expliqué à maintes reprises, entre le temps de la prise de conscience de l'absurde (L'Étranger, Caligula, Le Mythe de Sisyphe) et celui de la révolte (La Peste, L'État de siège, puis Les Justes et L'Homme révolté), s'opère un passage de l'individuel au collectif qui fait entrer pleinement l'individu dans l'Histoire. On note à cet égard que si les événements sont rapportés à la troisième personne du point de vue du docteur Rieux, qui se révélera à la fin être l’auteur de la chronique, le « il » tend à laisser la place au « nous ». Le narrateur s’exprime, tel le chœur de la tragédie antique, au nom de la communauté des citoyens à laquelle il appartient.
Mais la force du livre ne s'épuise nullement dans cette lecture allégorique, et La Peste n'est pas – ou pas seulement – un « roman à thèse ». Les protagonistes acquièrent, par leur complexité, leur évolution, le statut de personnages romanesques à part entière : Tarrou, conscience morale, solitaire solidaire ; Grand et « le courage de ses bons sentiments » ; Cottard, « cœur ignorant c'est-à-dire solitaire » ; Rambert, qui « renonce à la vie privée pour rejoindre le combat collectif » ; le père Paneloux, « meilleur que son prêche » ; Rieux enfin, témoin et acteur, sans illusion mais plein de compassion, homme de « métier » c'est-à-dire de devoir…
De même, le récit ne saurait être réduit à une pure et simple « chronique » qui relaterait les faits dans leur stricte succession temporelle. Il suit le déroulement de l’épidémie en cinq parties renvoyant clairement à la tragédie classique, avec la lente et inexorable montée en tension jusqu'à l'acmé que représente la mort de l'enfant, puis la retombée plus rapide et comme un peu irréelle jusqu'au soulagement final. Le témoignage du narrateur – ou plutôt des narrateurs, puisque les voix de Rieux et de Tarrou s'entremêlent – crée une dramaturgie complexe et efficace qui saisit le lecteur dès la première ligne du roman.
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
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