LA PETITE-FILLE (B. Schlink) Fiche de lecture
Un monde parallèle
C’est l’un des mérites majeurs de ce roman que de nous plonger dans la réalité de l’ex-Allemagne de l’Est et des conséquences de la réunification – ce moment que l’on désigne en Allemagne sous le terme Wende (« tournant ») –, sans se montrer didactique, en suggérant plus qu’en dénonçant la complexité de l’histoire allemande. Grâce à l’autobiographie de Birgit, Kaspar découvre à quel point les Allemands de l’Est ont eu l’impression d’être déclassés, en dépit ou à cause des efforts faits par l’Allemagne de l’Ouest pour remettre leur économie à niveau. Or l’économie n’est pas tout, et les Ossis, comme on appelle les Allemands de l’Est, devaient faire face à une arrogance à peine masquée de la part des Wessis, les Allemands de l’Ouest : « Nous autres Allemands de l’Est, quand nous sommes au milieu d’Allemands de l’Ouest, nous préférons laisser derrière nous tout ce qui vient de l’Est. C’était valable à l’époque comme ça l’est aujourd’hui. [...] Cela m’a gâché mes études. Je ne me sentais pas intégrée », écrit Birgit dans les feuillets que découvre Kaspar. Ce sentiment d’infériorité s’est cristallisé en ressentiment dans certaines parties de la population et il imprègne fortement le milieu dans lequel vit Svenja et sa fille Sigrun, un milieu rural marqué par l’idéologie du Blutund Boden (« le sang et le sol ») chère aux nazis.
Pour l’arracher à cette influence, Kaspar invente un stratagème, et prétend que Birgit a laissé un testament et un héritage en faveur de sa fille, et donc aussi de sa petite-fille, mais que, étant le grand-père par alliance de Sigrun, il a en retour le droit de la voir régulièrement et de l’accueillir chez lui quelques semaines par an. Mais l’adolescente se montre rétive à son nouvel environnement. Comme ses parents, elle considère que Hitler est un héros, que l’Holocauste est une invention des juifs et que les musulmans veulent envahir l’Allemagne. Kaspar veille à ne pas s’opposer à elle de façon frontale et tente d’apprivoiser sa « petite-fille ». Comme l’adolescente s’avère sensible à la musique et douée pour le piano, c’est par ce biais que, tout en tolérance et en intelligence, son grand-père arrive peu à peu à tisser avec elle une relation d’affection et de confiance. De concerts en musées, de conseils littéraires en conversations subtilement dirigées, le vieil homme arrive à semer le doute dans l’esprit de la jeune fille, l’encourageant à penser par elle-même et à développer son talent musical comme possibilité d’émancipation.
Puis, un jour, Sigrun disparaît. Quand elle refait surface deux ans plus tard, elle est embrigadée dans un groupe de nationalistes autonomes qui sévit à Berlin. Mais une fois encore, l’amour du grand-père fait des merveilles. Il saura lui faire comprendre que, face à la violence, « la vie est ailleurs. La vie, c’est la musique et le travail ». Si le dénouement qui occupe la troisième partie très brève du roman peut paraître naïf et peu vraisemblable, il a l’avantage d’être clair dans son message d’humanité qui est l’une des fonctions de la littérature et qui fait écho à la phrase de Tchekhov dans Platonov : « Il faut enterrer les morts et réparer les vivants. »
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Écrit par
- Pierre DESHUSSES : traducteur
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Média