LA PLACE, Annie Ernaux Fiche de lecture
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Pour un hyperréalisme littéraire
La Place aurait pu s'intituler « Une séparation ». « Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l'adolescence entre lui et moi, écrit Annie Ernaux dans les premières pages. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé. » De fait, bien que le livre ne présente aucune structure particulière – ni parties ni chapitres – mais plutôt une discontinuité assez fragmentaire, sa lecture révèle deux temps, dont la césure se situe précisément à l'adolescence de la narratrice. Le récit de la vie difficile des parents tend alors à laisser la place à l'évocation et à l'analyse de l'écart social qui s'instaure peu à peu entre eux et leur fille. Le fait que cet éloignement coïncide avec une certaine amélioration matérielle n'est qu'un apparent paradoxe : c'est bien en effet avant tout sur le plan du « capital culturel » – pour reprendre le terme utilisé par le sociologue Pierre Bourdieu, dont Annie Ernaux a toujours revendiqué la proximité –, essentiellement acquis par les études, qu'il s'exerce. D'où l'attention particulière portée aux faits de langage : plus encore que visuelle, la mémoire de la narratrice est auditive, et les souvenirs d'expressions – fautives ou pittoresques – se multiplient, témoins d'un enracinement populaire vécu désormais avec difficulté. Plus tard, le souvenir de ce sentiment suscitera sa honte (titre d'un autre livre d'Annie Ernaux) de l'avoir ressenti, qui semble motiver l'écriture du livre et, d'une certaine manière, l'ouvre et le conclut : honte inexplicable ressentie lorsqu'elle est reçue à l'oral du CAPES ; honte indéfinissable lorsqu'elle croise par hasard une ancienne élève devenue caissière de supermarché… Quant au titre de récit, il s’éclaire à la lumière de cette double condamnation : du père à rester à sa « place » et de la fille à ne jamais trouver la sienne.
Cette honte, indissociable pour l'auteure de sa « distinction » (Bourdieu, toujours) nouvelle, donne lieu chez elle à une forme de rejet de la littérature, à l'enseignement de laquelle elle se destine pourtant. D'où son refus du roman et, au-delà même, de l'art : « Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de “passionnant”, ou d'“émouvant” ». C'est donc en somme pour des raisons morales (on pourrait dire aussi bien politiques) qu’Annie Ernaux recourra à une écriture revendiquée comme « plate ». Cette platitude n'est pas nouvelle dans la fiction – parfois sous d'autres appellations : « neutre » (Roland Barthes), « blanche » (Maurice Blanchot) – et elle se retrouve, en France, chez le Camus de L'Étranger, Emmanuel Bove ou encore Jean Cayrol, une partie du « nouveau roman », voire Marguerite Duras. Mais elle prend un sens et produit un effet particulier dans le cadre de l'autobiographie, instaurant une distance ambiguë, entre volonté de maîtrise et rage rentrée. Car cette « platitude » accentue l'émotion bien plus qu'elle ne la congédie. À l'artificialité supposée d'un style plus « fleuri », Annie Ernaux oppose l'« authenticité » d'une prose minimaliste, au plus près du « ressenti », et d'autant plus efficace qu'elle s'applique à la relation, censée être véridique et sincère, d'une existence elle-même modeste et banale.
Ajoutons que si le succès public du livre dès sa parution s'explique en grande partie précisément par cette[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
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Autres références
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ERNAUX ANNIE (1940- )
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- 2 391 mots
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