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LA PLURALITÉ DES MONDES. VERS UNE AUTRE ANTHROPOLOGIE (F. Affergan) Fiche de lecture

L'anthropologie est cette discipline qui, partie à la découverte de l'Autre, nous en révèle les grands traits : culture, règles d'échange, règles de parenté, lignage, clan, tribu… Un lexique, des modèles, une méthode, voire une mystique – le « terrain » ! – se sont au fil des ans élaborés dans la légitimité d'une scientificité rudement conquise. Or cet acquis est doublement remis en cause par Francis Affergan dans son ouvrage La Pluralité des mondes (Albin Michel, 1998) : « l'ethno-anthropologie », terme dont use volontiers l'auteur, est non seulement en crise – « paysage éclaté », « membra disjoncta d'une discipline disséminée » – mais la France, dans ce débat, se révèle d'une particulière cécité.

Le lecteur est convié à un parcours critique, contrepoint ironique de l'entreprise initiatique à laquelle invite si souvent le discours ethnologique. Partant d'une interrogation toute kantienne sur « les conditions de possibilité et de validité de la connaissance anthropologique », il descend, en trois chapitres particulièrement denses, une spirale dont le cœur noue une perspective simultanément fictionnaliste, événementialiste et constructiviste : l'ethnologue « construit » des mondes possibles, des modèles vagues, des fictions, inscrits dans la contingence complexe d'événements amenés au dire et au sens – dans le discours des informateurs – à travers « l'événement » de la rencontre singulière de ceux-ci avec l'Autre, c'est-à-dire l'anthropologue. Le vecteur de la critique, comme celui de la « refondation » à laquelle elle ouvre, repose sur la thématisation aiguë de l'expérience la plus authentique et la plus spécifique de l'ethnologue : non pas essentiellement celle d'un « terrain » étrange et se dérobant, comme l'a institué la vulgate disciplinaire, mais celle d'une rencontre avec l'Autre, d'une situation « dialogique » où l'ethnologue interrogeant l'indigène est simultanément interrogé par lui, et dans laquelle les réponses fournies ne sont pas les pièces d'un puzzle dont resterait à découvrir l'emboîtement initial, mais la création fictionnelle d'un double travail interprétatif inscrit dans la singularité et l'historicité d'une interaction.

Intuition forte ou hypothèse directrice, cette thématisation, sous-jacente mais explicite, de la situation de connaissance ethnologique commande ici une mise en question des certitudes positivistes et objectivistes de l'anthropologie : les modèles schématisent les relations réelles de parenté, la culture est un corpus de représentations et de règles effectives, les individus sont définis par leur appartenance et leur lignage, etc. Évolutionnisme, fonctionnalisme, structuralisme, les grands programmes de l'ethnologie dévident une épistémologie oscillant entre une posture faible, « empirico-dogmatique », fondée sur la croyance naïve en une réalité indépendante de l'observation, et une posture forte, « logico-positiviste », rapportant la diversité des phénomènes aux occurrences d'une loi ou d'une combinatoire. À l'inverse, la nouvelle perspective construite par Francis Affergan, en mobilisant tour à tour la phénoménologie, la sociologie critique, la philosophie du langage, l'ethnologie interprétative, montre que toute culture relève des catégories du sens et des valeurs, que tout individu est d'abord une « personne » et que les injonctions classiques à l'analyse et à la comparaison recèlent le piège objectiviste qu'ouvre l'illusion d'un comparatisme intégral et d'une traduction sans perte d'équivalents réputés universels. L'ethnologue, à l'image de l'amateur d'art ou de l'esthète flâneur, peut expérimenter la voie nouvelle de la construction[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, professeur de sociologie à l'université de Paris-V-Sorbonne

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