LA PLUS SECRÈTE MÉMOIRE DES HOMMES (M. Mbougar Sarr) Fiche de lecture
Écrire l’Afrique et le monde
Le livre évite les thèmes plus habituels du roman africain francophone – violence, guerre, enfants-soldats et oubli des traditions. À travers le portrait d’un groupe d’auteurs africains à Paris, il évoque la situation de ceux qui ont quitté leur continent et qui s’interrogent sur leur vocation et leur héritage : «… ah, nos aînés tant salués tant célébrés tant récompensés, tant décrits comme le sang neuf de la littérature francophone, ah, ces aînés, génération dorée mon cul […] on découvrait qu’ils avaient fait de nous des héritiers sans testament, qu’ils avaient tous écrit en se croyant libres quand de robustes fers enserraient leurs poignets leurs chevilles leurs cous et leurs esprits, ah, ces glorieux aînés, ah, ah, mais étaient-ils les seuls coupables ? » Dans le sillage de ces auteurs perplexes, l’écriture de Mbougar Sarr se cherche entre un roman francophone traditionnel et une littérature-monde dont l’œuvre de Bolaño constitue un bel exemple.
Le livre et l’accueil qu’il a reçu s’inscrivent dans une continuité francophone. Outre la qualité du roman, une considération a pu influer sur le choix des jurés Goncourt. L’année 2021 marque le centenaire du prix décerné à l’écrivain guyanais René Maran pour Batouala, véritable roman nègre. En 1921, en effet, pour la première fois depuis sa création, l’académie Goncourt couronnait un écrivain noir. La préface de cette œuvre, critique des excès coloniaux par un auteur qui était lui-même fonctionnaire de l’administration coloniale en Afrique, fit scandale et causa bien des difficultés à Maran. Plus tard, cela lui valut d’être reconnu comme un précurseur de la négritude par Léopold Sédar Senghor.
Plus généralement, le prix décerné à La Plus Secrète Mémoire des hommes appartient à un mouvement international de reconnaissance des littératures africaines. En 2021 également, le prix Nobel de littérature a ainsi été décerné au Tanzanien Abdulrazak Gurnah, le Booker Prize au Sud-Africain Damon Galgut, le Booker Prize international au Franco-Sénégalais David Diop, le prix Neustadt au Sénégalais Boubacar Boris Diop et le prix Camões (récompensant un auteur de langue portugaise) à la Mozambicaine Paulina Chiziane. Il faut souhaiter que cette consécration s’accompagne d’un dynamisme éditorial africain à sa mesure. À cet égard, la coédition du roman de Mohamed Mbougar Sarr par un éditeur français et un éditeur sénégalais – Jimsaan – marque la création d’un nouveau pont entre la France et l’Afrique. Elle montre la voie d’une littérature africaine qui ne s’affirme plus seulement hors du continent, mais à partir de bases pleinement africaines. Telle est la leçon que tire, à la fin du roman, le personnage de Musimbwa, un auteur qui a choisi de ne pas revenir en France : « Cet avertissement nous disait, à nous écrivains africains : inventez votre propre tradition, fondez votre histoire littéraire, découvrez vos propres formes, éprouvez-les dans vos espaces, fécondez votre imaginaire profond, ayez une terre à vous, car il n’y a que là que vous existerez pour vous, mais aussi pour les autres. »
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Écrit par
- Jean-Marc MOURA : professeur de littératures francophones et de littérature comparée, université Paris-Nanterre, membre de l'Institut universitaire de France
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