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LA POUPÉE (I. Kadaré) Fiche de lecture

Une demeure fantasque

Le livre laisse une large place à la maison d'enfance de Gjirokastër, si importante dans l'imaginaire de l'écrivain. Cette ville du sud de l'Albanie possède encore des maisons-forteresses. Celle de la famille Kadaré, vaste et déserte, est dotée d'une citerne souterraine, de caves, d'escaliers dérobés et même d'un cachot ! Chaque membre de la famille entretient un rapport très personnel avec cette bâtisse. La grand-mère ne fait « qu'un avec les voûtes, les poutres et murs porteurs », le père, surnommé ironiquement « le Grand Reconstructeur », entreprend des restaurations sans en avoir les moyens, ce qui plonge la famille dans le dénuement. Quant à la mère, elle déclare à son fils atterré : « C'est la maison qui me dévore », ce qui signifie qu'elle meurt d'ennui. Il ajoute que « les maisons telles que la nôtre semblaient comme construites à dessein pour perpétuer l'hostilité et les quiproquos. »L'enfant ne sait s'il l'aime ou non car cette demeure, avec ses pièces inoccupées et condamnées, lui semble « irréelle ». Il avoue que son pacte avec celle-ci est peu définissable : « Les mots pour le décrire faisaient défaut. Ou je ne les connaissais pas encore, ou ils n'avaient pas encore été inventés. » Tout au long de son œuvre romanesque, Kadaré s’efforcera de combler cette lacune.

Le récit commence avec l'annonce de la mort de la mère. Un cousin qui a porté le corps s'étonne de sa légèreté et s'exclame : « Comme si elle avait été, dirais-je, en papier. » Ce manque de densité – cette mère ne semble qu'esquissée, comme un dessin au « fusain » ou un « crayonnage » – justifie son surnom : « la Poupée ». Une apparence qui n'a rien de rassurant : « [ …] à l'époque déjà, j'avais éprouvé la terreur que peut inspirer une poupée, mélange de froideur, de blancheur plâtreuse, d'énigme, comme dans les masques du théâtre japonais […] ». Kadaré tire de cet effroi une affirmation surprenante mais fondamentale : « C'est parce qu'elle était étrangère à la nature humaine qu'elle allait me préserver, semble-t-il, de l'horreur du genre humain. »

Adolescent, il a « le sentiment d'être le rejeton d'une jeune fille de dix-sept ans dont le développement se serait soudain trouvé suspendu. » Toutefois, dépassant le cadre des constatations psychologiques, il se convainc que sa mère joue aussi un rôle inattendu de modèle. L'état chroniquement juvénile de « la Poupée » lui fait dire : « De plus en plus, je me plaisais à croire que c'était là précisément, dans cette appréhension décalée de l’univers, dans cette inexactitude qui faisait reculer la raison, bref, que c'était dans cet entêtement enfantin à ne pas céder un pouce de terrain que gisait, peut-être, l'origine de ce qu'on appelle le don d'écrire. » Ceci explique peut-être aussi la résistance tenace de Kadaré romancier face au réalisme socialiste loué par le régime d'Enver Hoxha.

En 1993, face à sa mère gisant dans son cercueil – « une véritable poupée dans sa boîte à jouets » –, il lui rend hommage. Ce qui a manqué, dans le foyer familial, favorisa ses dons d'artiste : « […] chez les individus, la question du don se manifeste souvent par son contraire, c'est plus souvent une chose qui fait défaut qu'une chose en plus. »

— Jean-Paul CHAMPSEIX

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Écrit par

  • : professeur agrégé, docteur en lettres modernes, habilité à diriger des recherches en littératures comparées

Classification

Média

Ismail Kadaré - crédits : Dan Porges/ Getty Images

Ismail Kadaré