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LA PROJECTION DU MONDE (S. Cavell)

Que se passe-t-il, sur le plan ontologique, quand nous voyons un film ? Cette question hante la réflexion de Stanley Cavell dont la manière d'étudier les films passe par la réminiscence, comme le souligne la Préface : « des souvenirs de cinéma se superposent fil à fil au souvenir de ma vie » en une sorte de « mémoires métaphysiques ». Publié initialement en 1971, La Projection du monde (trad. Christian Fournier, Belin, Paris, 1999) cherche à raviver ce rapport initial au temps que le cinéma dévoile en utilisant ces « projections » (views) au cours desquelles la réalité s'offre mythiquement sur le mode de l'absence. Tel est le paradoxe constitutif de l'art cinématographique : le film est hors du monde. En retour, je suis moi aussi hors du monde, alors que le mécanisme de projection, auquel je reste rivé, met au monde le monde lui-même dont la présence à jamais virtuelle révèle l'absence ontologique.

Le cinéma n'est pas en effet un enregistrement de la réalité, mais une projection de nature réflexive qui permet aux objets de participer, mystérieusement, à leur propre vie sur la pellicule. Quand nous regardons un film, nous voyons des choses qui ne sont pas présentes, et nous-mêmes ne sommes pas présents aux choses que nous voyons : Rita Hayworth enlève bien les gants de Gilda devant moi, mais je ne suis pas dans le cabaret sud-américain où elle chante. Le cinéma tient à cette double absence dans lequel s'instaure la monstration du réel en permettant au spectateur d'être absent automatiquement, puisque le cinéma est « une succession de projections automatiques du monde ».

En suivant Wittgenstein, Cavell montre que la caméra est hors de son sujet comme nous sommes hors de notre langage. Et de la même manière que je suis hors-jeu, étranger au monde qui m'est donné à voir, la caméra est à son tour hors-jeu : elle doit reconnaître qu'elle est hors du monde. En clair, et nous découvrons là l'indice de sa forme mythique, le cinéma se fonde sur une dissimulation qui fait écran au monde. Cet écran n'est en aucune façon un cadre, mais plutôt un moule qui s'interpose entre le monde et le spectateur et, de ce fait même, rend invisible le spectateur. Il y a là une double magie du cinéma qui nous installe de plain-pied dans le mythe : la magie d'un monde qui se réalise spontanément, sous nos yeux, par l'effet de notre seul désir, et la magie d'un homme qui peut contempler le monde sans être vu. À l'image du mythe, le cinéma – cette lanterne magique – montre à la fois l'origine, la pure présence des choses dans leur apparition native, et la totalité des objets du monde, ordonnés dans leur unité harmonique sans la moindre intervention du sujet.

Telle est « la monstration du monde » qui surgit « en tant que tel ». La caméra décèle le monde à partir d'un recèlement initial, et la monstration du monde ne s'ouvre qu'à partir d'une dissimulation vers laquelle Cavell, à la façon de Heidegger, essaie de remonter. L'automaticité du cinéma donne chair au mythe de la totalité en exprimant le monde sans que le spectateur ait à intervenir. Le cinéma ressortit ainsi, dans l'ordre ontologique, moins au visible qu'à l'invisible, comme le souligne l'auteur en revenant sur le mythe de l'anneau de Gygès dans la République. C'est grâce à une telle distance que le personnage cinématographique devient mythiquement la star, qu'elle ait nom Garbo ou Dietrich, Rita ou Marilyn. Et lorsque Cavell rappelle que « les stars, les étoiles, ne sont faites que pour être observées de loin, après coup », il nous fait comprendre que le sens du monde prend forme de façon magique, en un éclair, du fait de son éloignement.

Ce que le cinéma possède en commun avec le mythe, écrit Cavell dans une lignée tout[...]

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Écrit par

  • : membre de l'Institut universitaire de France, professeur à l'université de Nice-Sophia-Antipolis

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