LA PROMENADE AU PHARE, Virginia Woolf Fiche de lecture
Souvent considéré comme le chef-d'œuvre de Virginia Woolf (1882-1941), La Promenade au phare (1927) est également le plus autobiographique de ses romans, celui dans lequel elle a amplifié la technique du « flux de conscience » abordée dans Mrs Dalloway (1925). Sans être le premier écrivain femme à utiliser ce procédé, qui permet de reproduire le flux chaotique de la conscience avant son articulation par le langage, elle sut imprimer la marque de la féminité au modernisme. Confrontée aux mêmes contraintes que James Joyce et D. H. Lawrence, elle travailla à se libérer comme eux de la psychologie et de la chronologie.
Sa manière propre triomphe dans La Promenade au phare, où s'opposent deux manières d'interpréter le monde : la masculine, éprise de domination et synonyme de raidissement, la féminine, fluide car épousant le rythme des choses. Le couple formé par Mr. et Mrs. Ramsay illustre parfaitement ce contraste. En même temps, il fournit l'occasion à la romancière de faire œuvre de thérapie personnelle. Les parents du roman sont en effet étroitement calqués sur ceux de Virginia, Leslie et Julia Stephen. Un père tyrannique, une mère aimante qui se sacrifie pour son foyer, telles sont les données familiales que le roman transpose et exorcise à la fois.
Un triptyque
La Promenade au phare se présente comme un triptyque, ou bien encore, pour reprendre les mots de Virginia Woolf, à la manière de « deux blocs reliés par un couloir ». Le premier panneau (« La Fenêtre ») se passe en bord de mer, sur une île au large de l'Écosse, dans la maison de vacances des Ramsay, où ils séjournent avec leurs huit enfants. À la veille de la Grande Guerre, il s'ouvre sur la promesse faite à l'un des fils, James, d'aller au phare le lendemain, en cas de beau temps. La promesse scelle l'alliance de la mère et de ses enfants, contre leur rabat-joie de père qui déclare que l'expédition n'aura pas lieu. De fait, le soir venu, la pluie tombe, ruinant tout espoir de sortie en mer. Dix ans s'écoulent dans le deuxième panneau (« Le Temps passe »), avec son noir cortège de deuils : Mrs. Ramsay meurt, un fils est tué au combat, une fille meurt en couches, sans compter les millions de victimes de la guerre. C'est l'obscur couloir de la mort qui vide la maison de ses occupants et plonge l'univers dans les ténèbres. Le dernier tableau (« Le Phare ») prend place des années plus tard : lors du retour de l'été, la vie reprend ses droits. La promenade vers le phare se fait finalement, en l'absence de la mère, mais dans un climat d'entente retrouvée : « La matinée était si belle, à part un petit coup de brise ça et là, que la mer et le ciel paraissaient une seule et même texture, comme si des voiles étaient suspendues tout là-haut dans le ciel, ou que les nuages étaient tombés dans la mer. »
À la dernière page du livre, le peintre Lily Briscoe, la tante de Mrs. Ramsay, apporte la touche finale à son tableau, qui représente, de manière non figurative, l'unité du couple en famille. Au fil des pages, à mesure que son tableau progressait, sans néanmoins satisfaire l'artiste, les portraits de Mr. et de Mrs. Ramsay se complétaient, à la faveur du cheminement accompli à l'intérieur de leurs rêves et de leurs consciences. Mais, en l'absence de toute parole médiatrice, l'image en demeurait tristement disjointe : quand il n'est pas plongé dans son travail, qui n'avance guère, Mr. Ramsay s'interroge sur sa place au sein de la famille et sur son identité, toutes deux mal assurées. Sa femme, mère attentive et hôtesse radieuse, centre rayonnant du roman, ressent douloureusement l'inversion du rapport de forces qui voit son époux dépendre d'elle, et travaille à tisser des liens entre les êtres qui lui sont proches. Il faudra au peintre du recul, de la distance, pour que le mari et la femme se trouvent[...]
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Écrit par
- Marc PORÉE : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média