LA PROSE DU TRANSSIBÉRIEN ET DE LA PETITE JEHANNE DE FRANCE, Blaise Cendrars Fiche de lecture
Poétique de la vitesse
Au gré de cette poétique polyphonique et cadencée, le modernisme cubiste ou simultanéiste s'allie dans la souplesse du vers libre aux échos du symbolisme et aux images du Douanier Rousseau, dans un tressaut de roues mécaniques où se confrontent « la prose lourde de Maeterlinck », Moussorgski et les lieder de Hugo Wolf. Jeanne ou Jehanne, héroïne française au nom médiévisé, emblématique du « cœur du monde » (la butte montmartroise) est aussi, comme la Monelle de Schwob ou la Tristouse Ballerinette du Poète assassiné d'Apollinaire, une figure atemporelle de médiatrice, moderne et archaïque à la fois. C'est la contrevoix parisienne de Jeanne (« Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? ») qui règle le rythme au cœur du poème, toute mesure étant prise à cette boussole aimantée : la tour Eiffel, dont la hauteur servit d'échelle, pour le peintre comme pour le poète, au livre vertical déployé sur deux mètres, tiré à cent cinquante exemplaires.
Le « rythme comme sujet » (Robert Delaunay) de La Prose du Transsibérien organise donc l'espace dans l'axe de Paris, devenu foyer vivant, à ce tournant historique et esthétique, d'une rénovation simultanée du poème, de la peinture et du voyage. Paris « grand foyer chaleureux » associe ici l'espace polyphonique et coloré aux temps modernes mécanisés, accélérés. Dans cet « archipel de l'insomnie » que salua Henry Miller, Cendrars provoque ainsi la rencontre de sa propre mythologie, à savoir le voyage initiatique authentiquement vécu par le jeune compagnon de l'aventurier Rogovine, avec la mythologie collective : révolutions diverses dans l'« Europe tout entière aperçue au coupe-vent d'un express à toute vapeur » et mythes picturaux ou littéraires de la mécanique des images (Delaunay, Boccioni), du cosmopolitisme (Apollinaire, Larbaud, Fargue, et pourquoi pas Roussel) et de la poésie sans frein où se trouvent assemblés, vingt ans avant le surréalisme, « les éléments épars d'une violente beauté ».
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Écrit par
- Pierre VILAR : maître de conférences à l'université de Pau et des pays de l'Adour, faculté de Bayonne
Classification
Autres références
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ILLUSTRATION
- Écrit par Ségolène LE MEN et Constance MORÉTEAU
- 9 135 mots
- 11 médias
Parue en 1913, La Prose du Transsibérien constitue la pierre angulaire d'un nouveau langage en quête d'une expérience plus totalisante. Ainsi, sur un dépliant de deux mètres de longueur, sans ligne de partage, les illustrations de Sonia Delaunay accompagnent dans une dynamique de simultanéité, véritable... -
LIVRE
- Écrit par Jacques-Alexandre BRETON , Henri-Jean MARTIN et Jean TOULET
- 26 610 mots
- 3 médias
...d'une pensée, pour la première fois placée dans notre espace [...]. Ici, véritablement, l'étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. » La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars (1913) se présente sous la forme d'un dépliant de deux mètres de long où sont multipliés les corps et les...