LA RAGE DE L'EXPRESSION (F. Ponge) Fiche de lecture
La Rage de l’expression de Francis Ponge (1899-1988) a été publié en 1952, chez Mermod, éditeur suisse romand à Lausanne. Les sept pièces qui composent cette mosaïque verbale ont été écrites bien avant, de 1938 à 1944. La sixième d’entre elles, intitulée « Le carnet du bois de pins », a fait l’objet d’un livre, paru préalablement chez ce même éditeur, en 1947.
Durant le Front populaire, en 1936, Francis Ponge est employé et responsable syndical dans la maison d’édition Hachette, dont il est licencié l’année suivante ; il adhère au Parti communiste, puis, en 1939, est nommé commis et ouvrier d’administration à Rouen. Entré dans la Résistance, il devient agent de liaison pour la zone sud, à l’automne 1942 ; en 1943, il rencontre Albert Camus et dirige les pages littéraires du journal communiste Action, dont il démissionne en 1946. C’est dans ce climat de grande précarité et d’engagement politique que l’auteur du Parti pris des choses (1942) conçoit La Rage de l’expression.
Des anti-poèmes
Le titre du recueil manifeste un mouvement de dépit et de colère : la « rage » de s’exprimer par la parole et l’écriture est revendiquée par l’écrivain alors que les dictatures sévissent en Europe. « Écrire contre », contredire « tout ce qui a été écrit avant », tel est le programme de Ponge, qui refuse de se dire poète. Le recueil rassemble les éléments de cette nouvelle rhétorique tournée contre les représentations traditionnelles de notre monde. D’un genre hybride, ces sept pièces s’apparentent à des exercices de description littéraire, à des expérimentations de laboratoire linguistique. L’ouvrier du chantier poétique raconte et commente la progression et l’échec des mots devant la transcendance de leur objet. Leur forme mêle les notes de journal intime aux définitions du Littré, la prose encyclopédique au poème concis et versifié, la précaution rectificatrice à l’euphorie lexicale, la rêverie contemplative à la recherche de la définition la plus adéquate.
Génériques, les titres désignent le monde ailé animal (« La guêpe », « Notes prises pour un oiseau »), floral et végétal (« L’œillet », « Le mimosa », « Le carnet du bois de pins »), et des lieux chers à Francis Ponge : à la pièce liminaire des « Berges de la Loire » à Roanne, où le poète affirme en mai 1941 son goût sensualiste pour les choses et son refus de tout « ronron poétique », répond la pièce finale « La Mounine ou Note après coup sous un ciel de Provence », lieu-dit éclatant de lumière. Ces essais de définition poétique sont dédiés à des écrivains (Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Georges Limbour, Gabriel Audisio) ou des amis (Eugène Ébiche, Michel Pontremoli). Avec des mots choisis et sans cesse corrigés, l’auteur tente une plus juste représentation du monde en s’exerçant à partir de choses simples ou de lieux qu’il aime ; il explore toutes les ressources du mot (signifiant, signifié, dénotations, connotations). Volubile et enthousiaste, fougueux et musard, avec des pointes d’humour et de la malice, il exploite le magma linguistique (étymologie, jeux de mots, associations d’images, métaphores, intuitions sémantiques, définitions, repentirs, variantes, acrostiches, etc.) pour mieux déblayer les habitudes d’écrire, de penser et de vivre.
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Écrit par
- Yves LECLAIR : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain
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