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LA RELIGIEUSE, Denis Diderot Fiche de lecture

« Faire frissonner la peau et couler les larmes »

Sans entrer dans le détail d’une histoire complexe, il faut bien constater que La Religieuse est un objet éditorial singulier : depuis 1796, il est en effet de règle d’ajouter au texte proprement dit une «préface-annexe », déplacée sous forme de postface, comprenant le récit par Grimm de la supercherie initiale, largement remanié par Diderot, ainsi que les fausses lettres, elles aussi revues, voire, pour certaines, écrites après-coup. Cette composition, manifestement voulue par l’auteur, produit naturellement un effet de distanciation, le lecteur se trouvant facétieusement identifié au naïf marquis de Croismare, à qui l’on finit par révéler qu’il a été dupé et que l’on avait en quelque sorte abusé de sa sensibilité. Diderot s’amuse ainsi doublement à briser l’illusion du lecteur, en lui présentant le récit qui vient de l’émouvoir comme le produit d’un jeu mondain et en exposant sa capacité à susciter cette émotion. Il n’en considère pas moins La Religieuse comme « le contrepoint de Jacques le Fataliste ». Et le choix de placer le « dossier » à la fin, et non au début comme il conviendrait pour une préface, a pour conséquence sinon d’en effacer totalement l’effet démystificateur, du moins de le différer et de préserver une lecture « au premier degré ». En sorte que, de même que Le Fils naturel et Le Père de famille ne « contredisent » pas Jacques le Fataliste et Le Neveu de Rameau, la postface ne remet en cause ni les « tableaux pathétiques » du roman, ni ses enjeux moraux, politiques et philosophiques.

Car La Religieuse est d’abord un brûlot. Les circonstances qui amènent Suzanne au couvent ne sont ni anecdotiques ni exceptionnelles, et la première attaque vise une pratique courante tout en reprenant le topos théâtral (Molière) et romanesque (Marivaux, l’abbé Prévost...) de l’égoïsme et de la tyrannie paternels et du triste sort fait aux femmes. Victime d’un destin social implacable, Suzanne, fille adultérine donc détestée par son père et reproche vivant pour sa mère, donc privée de dot, donc condamnée au célibat, donc sans statut social dans la France du xviiie siècle, se trouve contrainte de prononcer des vœux qui n’en sont pas, l’Église, par une suprême hypocrisie, se chargeant de racheter la faute de la mère par le sacrifice de la fille. Mais la principale cible de Diderot, parce qu’elle correspond à une réalité mais aussi parce qu’elle touche à un point crucial de sa philosophie, c’est la vie monacale dans son principe même : l’isolement. Tout se passe comme si, en niant la nature fondamentalement sociale de l’être humain, le couvent, synonyme d’ordre et de règle, ouvrait la porte à tous les désordres et à tous les dérèglements, de la plus effroyable barbarie à la licence la plus débridée : « L’homme est né pour la société, déclare Diderot par la voix de Suzanne. Séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera... »

Dans ces univers clos où s’exacerbent les passions en contradiction flagrante avec l’idéal chrétien, Suzanne continue d’incarner la vertu et la foi. Mais si c’est à travers son regard de croyante fervente que se révèle la réalité scandaleuse de l’Église, c’est bien Diderot qui, en médecin, en décritles pathologies, et, en peintre, en brosse les « tableaux pathétiques ». En médecin car le corps (ici, singulièrement, le corps féminin) est bien, conformément au sensualisme de l’auteur, le grand marqueur des ravages de la claustration monacale, par sa négation et sa censure contre nature et par son « retour » sous forme névrotique. En peintre en ce que l’auteur des Salons, à travers une succession de scènes à la fois picturales et théâtrales (jeux de lumière, attitudes des personnages...), donne littéralement[...]

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  • FRANÇAISE LITTÉRATURE, XVIIIe s.

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    ...Bougainville de Diderot, ou emprunter des voies indirectes (l’Encyclopédie), celles de la fable, du conte ou de la fiction : l’histoire même de La Religieuse de Diderotillustre la critique de la famille bourgeoise, de l’oppression religieuse, de l’enfermement conventuel et constitue une fable...