LA REPRISE et LE VOYAGEUR (A. Robbe-Grillet)
Étonnant Robbe-Grillet ! Ce sentiment aura été partagé par une presse unanime à célébrer aujourd'hui une littérature qu'elle vilipendait jadis : le nouveau roman. L'histoire en a été rabâchée et immortalisée depuis longtemps dans les manuels de littérature française du xxe siècle. À la célèbre photo de groupe devant l'entrée des éditions de Minuit, et au légendaire manifeste (Pour un nouveau roman, 1963), ont fait suite des colloques (nombreux et évangéliques), et plus tard des consécrations (prix Goncourt et Nobel). Aussi pouvait-on craindre que le retour d'Alain Robbe-Grillet dans les vitrines des libraires ne se déclinât sur le mode de la simple commémoration.
Mais avec l'enterrement de l'avant-garde, et après celui du projet utopique d'une science du texte, c'est l'image collective du nouveau roman qui semble avoir vécu. Désormais, Alain Robbe-Grillet n'est plus considéré comme le pape des années structuralistes, mais comme un écrivain cousin de Nabokov, ou un « trouveur », comme disait Balzac ! Devant Le Voyageur (Christian Bourgois, 2001) qui rassemble textes et interventions jalonnant son parcours intellectuel de 1949 à 2001, on reste saisi par le nombre de malentendus que le nouveau roman a dû combattre avant de s'imposer. À commencer par l'idée d'objectivité ou par le reproche de n'être qu'une émanation sans âme du « démon de la théorie ». Certes, dans le polémique Pour un nouveau roman, le « terroriste » Robbe-Grillet avait placé ses charges de façon stratégique. Mais pour peu que l'on confronte cet essai au Voyageur on demeure perplexe. Car, en vrai scientifique, Robbe-Grillet avoue savoir ce que vivent les théories. En revanche, ses talents de lecteur sont ici indéniables, et ce gros livre est hanté par la littérature : en témoignent ses lectures de Sarraute, de Barthes mais aussi de Camus et de Sartre. L'histoire du nouveau roman y est bien sûr présente à chaque page, notamment à travers une compilation d'interviews véhiculant la doxa destinée à se sédimenter en histoire littéraire : Robbe-Grillet y formule une esthétique du refus de la littérature qui précédait, sclérosée par des conventions formelles, reposant sur l'idée métaphysique d'un homme présent à lui-même et d'une nature humaine signifiante. Sur cette crise de la représentation, d'autres – Raymond Queneau et l'Oulipo, notamment – opérèrent un constat identique tout en proposant des solutions formelles différentes.
Que reste-t-il du nouveau roman ? Outre la nostalgie d'une période où la littérature était encore présente dans les médias, essentiellement des œuvres, à commencer par celle de Robbe-Grillet, qui, avec La Reprise (Minuit, 2001), paraît inventer son da capo romanesque. Ce ne fut pas la moindre des surprises, en effet, que de voir l'écrivain revenir au roman. Tout le monde, depuis la fin des avant-gardes, avait accompli son retour, à l'exception du principal accusé de ces « années de glaciation ». Avec Les Romanesques (1985-1994), l'écrivain avait annoncé avoir franchi l'étape ultime de l'itinéraire de l'homme de lettres : les mémoires. Autobiographie fictionnelle qui, il faut l'avouer, n'entretenait qu'un rapport très illusoire avec la pose académique.
Il y aura deux types de lecteurs pour La Reprise : les témoins et sympathisants, et les autres. Ces derniers vont se trouver immergés dans un roman d'espionnage qui prend pour cadre Berlin occupé en 1949, en pleine guerre des services secrets. La Reprise se déroule dans des zones désolées fantomatiques, où les façades des immeubles bombardés dessinent un décor théâtral : paysages suburbains, bordels pour militaires, confusion des uniformes qui dissimulent parfois des agents doubles, comme Henri Robin[...]
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Écrit par
- Jean-Didier WAGNEUR
: critique littéraire à la
N.R.F. et àLibération
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