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LA ROUTE (C. McCarthy) Fiche de lecture

De Suttree (1979) à Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme (No Country for Old Men, 2005), les romans de Cormac McCarthy sont peuplés de créatures des confins, d'êtres furtifs poursuivant le long des routes une existence de hasard. McCarthy arpente un paysage dont l'horizon ne semble reculer que pour ouvrir à ces personnages une marge toujours plus vaste. La violence y règne et, comme le remarque André Bleikasten, elle vient nourrir une trame narrative volontiers initiatique où se revivent, à travers les faits et gestes d'une faune d'outcasts, les anciennes sagas de l'Ouest, espace mythique par excellence.

Abstraction du paysage portée à l'épure, apparence fantomatique des protagonistes : ces deux traits atteignent leur acmé dans La Route (The Road, 2006 ; trad. F. Hirsch, éditions de l'Olivier, Paris, 2008). C'est que, cette fois, l'outre-humain qui constituait la menace de tant de romans antérieurs occupe tout l'espace et, pour ainsi dire, le vide de l'intérieur. L'apocalypse a bien eu lieu, mais nulle vérité ultime n'en a surgi, aucun message n'est venu s'inscrire contre le ciel en lettres de feu. Le monde n'a pas été rendu à lui-même par quelque dévoilement, seulement abandonné à une survie incertaine. De ce mot si chargé de sens, « apocalypse », ne subsiste donc ici que son sens le plus brutal : celui qui renvoie à la destruction totale, à l'anéantissement du donné et à la dispersion de l'humain dont ne restent que des traces dérisoires – à commencer par les deux protagonistes du roman, « le père » ou « l'homme » et son fils, « le petit ».

À aucun moment il ne sera précisé quel souffle létal a pu transformer la terre en désert toxique, qui fut l'agresseur et qui l'agressé. Et, tout au long de leur périple, le père et son fils ne se retourneront que peu pour scruter ce qu'il en fut de leur propre passé – ainsi de cette photo de femme, épouse de l'un et mère de l'autre –, dérisoire archive à son tour abandonnée au bord de la route. En fait de souvenirs, ne demeurent ici que les objets les plus frustes et impersonnels, découverts au hasard d'une incursion dans des maisons désertées et qui montrent concrètement, à la manière de vestiges ou de reliques, que quelque chose comme la vie eut bien lieu. Quant à « l'Histoire avec sa grande hache » (Georges Perec), elle a tout simplement versé dans l'oubli. De ses luttes, de ses batailles, de ses innombrables calculs ne restent, comme une terrifiante parodie, que les hordes hétéroclites et déguenillées qui arpentent, elles aussi, la route à la recherche d'esclaves et de proies. Dans le difficile cheminement qui les conduit vers le sud, l'homme et son jeune fils en rencontreront quelques-unes, sans que cela donne lieu à récit, plutôt à des affrontements aussi violents que promptement dénoués. Lorsque le seul enjeu est la survie et la volonté d'épargner au fils d'innommables sévices, au besoin en le supprimant, lorsque la rencontre de l'autre ne peut se faire que sous le signe de l'arrêt de mort, il ne saurait être question de beaucoup décrire.

« Ils franchirent la rivière sur un vieux pont en béton et quelques kilomètres plus loin ils arrivèrent devant une station-service au bord de la route. » La route, c'est ici le livre même. Le signe de l'avancée vers nulle part, laborieuse et rythmée par le tressautement du caddie qu'on pousse, chargé de nourritures et de couvertures, du dernier homme et de sa progéniture désolée. Le récit de Cormac McCarthy ne précède ni ne suit leur dérive : il avance avec eux, en même temps qu'eux. Il se construit pas à pas, à force de brefs paragraphes, de dialogues de quelques mots, évitant tout adjectif inutile, toute ponctuation qui introduirait un rythme[...]

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