LA RUELLE BLEUE (G. Bonaviri)
Né en 1924 à Mineo, petite ville de la province de Catane, découvert en 1954 par Elio Vittorini, qui publia son premier roman Le Tailleur de la grand-rue dans sa célèbre collection « I gettoni », Giuseppe Bonaviri, mort le 21 mars 2009, fut l'un des écrivains italiens contemporains les plus traduits dans le monde. Pourtant, même si son nom figura parmi les lauréats possibles du prix Nobel, il ne bénéficie pas en France de la reconnaissance publique qu'il mériterait. L'originalité de son imaginaire, foisonnant mais inclassable, pourrait expliquer cette situation paradoxale. L'écrivain s'est en effet frotté à de nombreux genres, sans la plupart du temps véritablement s'identifier à aucun d'entre eux : poésie, roman, journal, fable, essais, aboutissant, le plus souvent, à un hybride de ces différents registres.
La Ruelle bleue (trad. R. de Ceccaty, Seuil, Paris, 2004) n'échappe pas à la règle. Nous sommes en présence d'un écrit « impur », qui nous confronte à des souvenirs noués autour de deux polarités aisément repérables : le village natal de l'auteur et sa famille. L'évocation d'un lieu-ombilic défini, Mineo, d'une parentèle connue et d'une sorte de diaspora affective effilochée, et parfois malmenée par le temps incertain de la mémoire, est souvent empreinte d'un ton lyrique effleurant à l'occasion le récitatif ou la poésie.
De quoi s'agit-il ? Constatant qu'il est, avec sa cadette, le seul survivant de sa fratrie, Giuseppe Bonaviri prend la mort de deux de ses sœurs et d'un frère pour point de départ de son récit. Nouvel Orphée, il entend revisiter les êtres disparus comme les senteurs et les couleurs qui peuplèrent son pauvre village natal et sa vie d'enfant. Désireux de s'affranchir de la linéarité du récit romanesque, où il a toujours été mal à son aise, il organise alors son récit comme une série de cercles concentriques. Le choix s'avère heureux, car la moindre vibration en un point de la surface du récit vient mettre en mouvement l'ensemble de cette matière hypersensible. De petits tourbillons ou des vaguelettes en résultent. De proximité en contiguïté, du plus proche au plus lointain, chaque souvenir ouvre en effet sur un autre.
Dès lors un théâtre de la mémoire s'organise autour de quelques grandes scènes : masturbation collective des petits garçons avec des pierres plates assimilées au feu, longue scène de défécation collective, vente des cheveux des villageoises, confection de sucreries à partir des fruits des caroubiers ; fabrication et représentation de marionnettes siciliennes ; célébration de la vulve de l'ânesse Ririri, traditionnel lavage du placenta, évocation de Ciccio Pisciacane, un original aimant à uriner sur les chiens, sinistre ravin où sont précipités les objets touchés par les tuberculeux... Et, parce que aucun souci de hiérarchie ou de censure n'est perceptible dans ce vaste répertoire, le narrateur atteint à une neutralité tantôt crue, tantôt cruelle, où un spectacle de marionnettes peut accompagner la mort d'un garçonnet.
S'il fait de l'anecdote une sorte d'absolu, Giuseppe Bonaviri ne recherche nullement le pittoresque. Il nous retient par le panthéisme spontané qui préside à l'éclosion de ses souvenirs, et à la célébration d'un monde rural défunt. C'est par là qu'il réenchante la mémoire, qu'elle soit faste ou néfaste. Ses récits minutieux et colorés déréalisent autant qu'ils décrivent un monde aujourd'hui disparu, au point que l'univers dont il nous entretient semble s'estomper dans la songerie. Le plus familier a d'ores et déjà les couleurs du mythe. Une telle dilatation de l'espace et du temps apparaît alors comme un rempart contre la terreur de toute histoire. Transporter une destinée individuelle dans l'univers du mythe revient à l'évidence à lutter contre[...]
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Écrit par
- Philippe DI MEO : traducteur, écrivain, critique littéraire
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