LA SCULPTURE NÈGRE (C. Einstein)
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Traduit partiellement en français dès 1921, entièrement en 1961, mais dans une édition devenue introuvable, l'essai de Carl Einstein, Negerplastik (1915), premier ouvrage à tenter une approche des productions africaines en termes essentiellement artistiques, est depuis 1998 accessible intégralement dans une nouvelle traduction due aux soins de Liliane Meffre, grand connaisseur et interprète des textes de l'auteur, dont elle est l'un des éditeurs des œuvres complètes en allemand. L'ouvrage, publié en édition bilingue chez L'Harmattan, est accompagné des 119 clichés reproduits dans l'édition de 1915 – sans notices –, avec cette fois, des légendes indiquant, quand cela est possible, l'identification du lieu de production, le matériau, la provenance, le ou les propriétaires, leur localisation actuelle, ainsi que d'une bibliographie des sources utilisées.
Ce long et patient travail est l'œuvre de deux grands spécialistes de l'art africain, Ezio Bassani et Jean-Louis Paudrat, qui font de cette édition un véritable ouvrage de référence, puisque c'est la première fois que Negerplastik est publié sous cette forme. Ces reproductions légendées sont d'une importance capitale, car elles permettent de comprendre l'état des connaissances et des goûts des amateurs de l'époque, de retracer la circulation des objets chez les collectionneurs et les artistes (Joseph Brummer, Frank Burty Haviland, Walter Arensberg, Maurice de Vlaminck) et leur parcours ultérieur (Jacob Epstein, Charles Ratton, John Quinn, James J. Sweeney), mais surtout de mesurer l'impact visuel sur les avant-gardes du début du xxe siècle. S'il est maintenant presque établi que ce fut le sculpteur hongrois Joseph Brummer, devenu marchand d'art africain à Paris, qui finança la publication de Negerplastik, et que l'ouvrage est aussi une « promotion » de cet art – ce qui explique qu'il y ait peu de reproductions d'œuvres appartenant à des musées –, on imagine l'attention que pouvaient porter des artistes à ces illustrations d'objets pour eux difficilement accessibles, puisque provenant de collections privées. Le succès de l'ouvrage s'explique par cette interaction du contenu et de l'iconographie. Cette culture visuelle est donc très précieuse pour qui veut comprendre aussi bien les liens entre art africain et art d'avant-garde que l'enjeu de l'essai d'Einstein, qui porte fondamentalement sur la « plastique » des objets.
Si, comme en avertit d'emblée la traductrice, le texte d'Einstein est complexe, parfois contradictoire, il n'en reste pas moins qu'il choisit des termes très précis pour exprimer sa pensée, et l'on s'étonne du titre de l'ouvrage, comme de formules dans le texte, parlant de sculpture nègre ou africaine et non pas de « plastique ». Deux mots existent en allemand : skulptur et plastik, le choix que fait Einstein du concept de « plastique » est donc commandé par des raisons bien précises que l'emploi en français du terme « sculpture », efface aussitôt. Sans doute, est-ce là une traduction objective et sobre, tempérée en outre par le recours à d'autres expressions telles que « vision plastique », « plasticité », « art plastique », et la possibilité d'une lecture en vis-à-vis du texte original, mais c'est aussi un terme qui neutralise la trouvaille conceptuelle d'Einstein – en 1921, il persiste en publiant un ouvrage intitulé Afrikanische Plastik. Marqué par l'esthétique de la « pure visibilité » de Konrad Fiedler, Einstein oppose le pictural (das Malerische) au plastique (das Plastiche), voulant souligner la coupure qui s'est faite au xxe siècle entre une sculpture picturale (dont le modèle est la peinture) et une approche perceptive fondée sur une modalité nouvelle des objets tridimensionnels. Or cette modalité n'est pas fondamentalement développée à partir de l'observation des œuvres de l'avant-garde parisienne (qu'Einstein fréquentait depuis dix ans), mais tire sa substance des objets africains. Parler de « sculpture africaine », c'est, d'une part, faire entrer cette production dans une problématique qui lui est étrangère (l'opposition pictural/sculptural), ce que veut, justement, éviter Einstein qui cherche à l'observer dans ses « formes plastiques pures » ; et, d'autre part, relativiser l'importance de l'enjeu esthétique des objets africains – alors simples sculptures parmi d'autres sculptures –, quand ces objets réalisent précisément, selon Einstein, l'apport du « plastique ». Par ailleurs, si l'art moderne (principalement le cubisme) a permis un regard nouveau sur l'art nègre, c'est qu'il n'y a pas vu de la « sculpture », au sens traditionnel du terme.
Cette attention à la terminologie est nécessaire pour saisir la révolution du regard et de la vision qui se présente alors à Carl Einstein en cette première décennie de la modernité. Si cubisme et art nègre ne se déduisent pas l'un de l'autre ni ne se complètent totalement – ce qu'affirme vigoureusement Einstein –, l'auteur de Negerplastik était l'homme de cette nouvelle situation esthétique. Et pour de nouvelles formes ou problématiques, il fallait inventer de nouveaux concepts. Celui de « plastique » est abordé dans le chapitre, particulièrement dense, intitulé « Vision à trois dimensions de l'espace », qui est au cœur de l'essai. Si la tradition de la sculpture occidentale est majoritairement tributaire d'un procédé relevant de la peinture ou du dessin (vision frontale et par parties), elle définit également la tridimensionnalité de l'objet par la masse matérielle. Or, selon Einstein, « la masse [...] n'est pas identique à la forme », et « les éléments situés dans les trois dimensions doivent être représentés simultanément, c'est-à-dire que l'espace dispersé doit être intégré dans un seul champ visuel ». À travers l'art nègre, Einstein cherche ainsi progressivement à déterminer ce qui est le propre de l'objet tridimensionnel, à en dégager une spécificité qui ne doive rien à d'autres arts. Pour l'auteur, l'art nègre a développé la solution formelle suivante : « La représentation du volume comme forme [...] a pour résultat immédiat de devoir déterminer ce qui constitue la forme ; ce sont les parties non visibles simultanément ; elles doivent être réunies avec les parties visibles dans une forme totale qui détermine le spectateur en un seul acte visuel et correspond à une vision tridimensionnelle établie, afin que le volume, qui est sinon irrationnel, s'avère être quelque chose de visible et mis en forme ». Cette perception totalisatrice, due aux formes de l'objet, fait de celui-ci « quelque chose d'indépendant, d'absolu et de clos ». Autrement dit, frontalité, profondeur, mouvement, envers de l'objet, se concentrent en quelques points centraux qui permettent à la fois l'autonomie des parties et leur réunification continue : c'est la « concentration plastique ». Mais pour Einstein, cette définition est plus qu'une explication artistique, car elle s'applique à la vision que l'homme a de l'espace de l'homme, c'est-à-dire à l'appréhension intuitive et physique de son milieu, dans la mesure où cet espace constitue aussi une grande partie de son vécu. Au lieu d'être naturaliste, la vision est reconnue comme étant une construction humaine, et la perception unifiée et autonome de l'espace plastique va de pair avec un mode d'existence indépendant et libre.
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Écrit par
- Jacinto LAGEIRA : professeur en esthétique à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art
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