LA SECONDE SEMAISON (P. Jaccottet)
Parce que notre rapport aux lieux, aux livres, au temps est marqué par le périssable et l'éphémère, Philippe Jaccottet note, depuis toujours, tout ce qui l'a touché lors d'une promenade, d'une lecture ou d'un rêve. Écho d'une émotion ou projection de son ombre portée jusqu'au plus secret de l'être, amorce intuitive de réponse à un moment d'illumination, réflexions diverses voisinent avec des citations des grands intercesseurs (Hölderlin, Leopardi, Dante, Baudelaire, Joubert, Issa, Bashō...) ou des auteurs lus ou relus. Mieux que les carnets de croquis d'un peintre, les pages de cette Seconde Semaison (Carnets 1980-1994, Gallimard, Paris, 1996), qui complète les Carnets 1954-1979 de La Semaison (Gallimard, 1984), accueillent, nimbées encore de leur aura virginale – et comme autant de graines susceptibles de porter fruit –, les impressions et les expériences singulières d'où naîtront poèmes ou proses. Une fleur, le chant d'un oiseau, la parole d'un torrent, l'apparition de la neige, l'éclair d'un haïku y apparaissent auréolés de cette clarté mystérieuse qui contribue à faire de la beauté du monde et de l'énigme de notre précaire condition une source d'émerveillement autant qu'un foyer d'inlassable questionnement.
Comment parler de ce qui est absolument simple ? « Au sortir d'un bois de chênes envahi par le buis et le lierre (comme par une pensée sévère, ténébreuse sinon funèbre) paraît, au creux d'une combe, un champ d'avoine : alors, de nouveau, un saisissement, un émerveillement, une joie, pourquoi ? » Comment choisir les mots qui ne trahiront pas l'enchantement éprouvé ? « Comment à propos de la perfection, ne pas s'exprimer toujours maladroitement, imparfaitement ? » Face-à-face où, par-delà l'inquiétude et le doute, le poète doit savoir se détourner des images qui se présentent spontanément à lui pour trouver la note juste, celle qui transformera l'émotion et la « voix » venue de l'extérieur en une parole dont la simplicité et la vérité se rapprocheront le plus possible de la joie initiale. Lire La Seconde Semaison, c'est retrouver à l'état natif ce qui, après avoir germé, s'est développé dans des recueils tels qu'À travers un verger (Gallimard, 1984), Cahier de verdure (ibid., 1990), Après beaucoup d'années (ibid., 1994) et a mûri dans la fidélité à la révélation première et aux intuitions des débuts : « Ce qui fut pour moi, dès l'adolescence, essentiel, l'est resté, intact. » Que la figure du saisissement soit un cerisier couvert de fruits, un verger de cognassiers en fleur ou les eaux de la Sauve ou du Lez, l'auteur a toujours le sentiment de passer soudain un seuil, d'entendre une voix qui lui parle, et d'entrevoir, comme par une porte qui s'entrebâillerait, un aspect de l'ordre secret du monde. Le réel se creuse, se module en une trouée offrant une perspective sur un autre monde comme accolé au nôtre. Des limites sont levées, quelque chose en nous est atteint, enflammé : c'est de l'ordre « des paroles magiques dans les contes, du retour d'une voix dans la mémoire ». Un transport, qui ne modifie en rien « notre condition de médiocres mortels », mais relève d'une transfiguration : « Il y a ainsi dans la multitude des pages écrites par l'homme depuis que l'écriture existe quelques pages agencées de telle sorte, écrites d'une telle encre qu'elles produisent en nous un transport analogue. » C'est comme si l'unité cachée des vivants et des morts, du monde visible et invisible se manifestait, l'espace d'une fulgurance, en un certain lieu, à un certain moment, sous une certaine lumière, qui est souvent celle de l'entre-deux, du suspens entre le jour et la nuit, quand, le jour se décantant, s'éveillent les choses immatérielles. « Ce qui est vu autrement, ce qui est vu, en quelque[...]
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Écrit par
- Richard BLIN : Critique littéraire
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